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couler à flots; il en fallait beaucoup pour faire pardonner l’extravagance avec laquelle le nouveau venu avait transposé le thème de ses prédécesseurs : un voyage feint à la campagne se fait admettre à mettre leur compte qu’une substitution de personnes dans une élection.

M. Bisson a voulu s’en tenir à l’art médiocre du quiproquo; encore n’en possède-t-il pas tout l’artifice. A étudier son ouvrage, il me prend quelque remords d’avoir passé sous silence, au cours de cette saison, parce qu’elles appartenaient à cet ordre peu littéraire, deux pièces assurément mieux faites et où les ressources de ce genre étaient mieux ménagées, — je ne dis pas plus! elles étaient épuisées, au contraire: — la Flamboyante de MM. Paul Ferrier et Albin Valabrègne, jouée au Vaudeville, et Trois Femmes pour un mari, de MM. Albin Valabrègue et Grenet-Dancourt, au Théâtre-Cluny. Prenons pour ce qu’elle vaut la pièce annoncée par l’exposition de M. Bisson : elle a le malheur de rester dans le premier entr’acte; elle est finie quand la toile se relève; et nous ne voyons que les quiproquos qui en sont la suite. Pinteau et Chantelaur sont revenus de voyage, l’élection est faite, la double aventure garante est consommée : toutes les occasions de comique sont demeurées dans la coulisse. Le troisième acte, après cela, n’a pour objet que de permettre aux personnages de se reprocher gravement et de s’expliquer longuement des malentendus dont nous avons la clé : il nous paraît fastidieux. Ajoutez qui çà et là des mots pathétiques détonnent parmi les calembredaines, font hésiter le public sur les ambitions de l’ouvrage, mettent son sérieux en éveil et le rendent plus difficile. C’est que, sans doute, Messieurs de la Comédie-Française eux-mêmes, pour avoir perdu par désuétude le sens du comique, n’ont pas connu clairement quelle était la portée de la pièce : n’ont-ils pas failli donner le rôle de Pinteau, tenu par M. Coquelin cadet, à M. Got ou même à M. Febvre? On voit s’il est temps que ces messieurs se remettent en apprentissage de gaîté : il faut remercier au moins M. Bisson d’avoir donné le signal de ce retour.

Aussi bien, pour obtenir le succès moyen qu’il a obtenu, faut-il que ce vaudeville, avec les défauts que j’ai signalés, ait une qualité grande; il l’a en effet : la bonne humeur. C’est peut-être aujourd’hui le don le plus rare: M. Bisson le possède. Il a de l’esprit; je n’en veux pour preuve que cette réplique du gendre à sa belle-mère, lorsqu’elle prétend retenir sa fille à son foyer : « La femme doit suivre son mari; je ne dis pas cela pour vous, madame, que votre mari a précédée dans un monde meilleur. » Mais je préfère à cet esprit la bonne humeur qui court lestement et entraîne le dialogue sans avoir l’air de chercher malice. Un parasite reproche à Chantelaur de ne pas l’avoir convié à un souper : « Mais mon cher, fait l’amphitryon, pourquoi ne m’avez-vous rien dit? Une autre fois, faites-moi signe, que diable!