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les libéraux ont essuyé d’éclatantes défaites ; la victoire est restée aux catholiques, ou, si l’on veut, aux « indépendans, » puisque c’est le nom qu’ont pris pour la lutte les adversaires du ministère et des libéraux. Les bourgmestres des principales villes, le président de l’association libérale, de cette association autrefois si puissante, deux des membres du cabinet, particulièrement le ministre de l’instruction publique, deux vice-présidens de la chambre ont été battus ; le président d’une enquête scolaire qui a fait en son temps beaucoup de bruit est resté dans la mêlée. Chose bien plus curieuse et qui ne s’était pas vue depuis 1830, à Bruxelles même, pas un libéral n’a été élu ; seize cléricaux ou « indépendans » ont passé. Et ce ne sont pas de petites victoires qu’ont obtenues les catholiques ; dans la plupart des scrutins, les majorités sont de 1,500, 1,300, 1,200 voix ; à Bruxelles, la majorité est de près de 1,400 voix. En un mot, le déplacement est complet et décisif : dans la dernière chambre, la majorité libérale était de 26 voix ; dans la chambre nouvelle, la majorité catholique est de 32 voix. Évidemment, une telle manifestation n’est pas une surprise, une méprise ; elle ressemble à un acte très délibéré du pays. Ce vote du 10 juin est un désastre pour les libéraux, et il a du premier coup frappé à mort le ministère de M. Frère-Orban, qui a remis aussitôt sa démission au roi. Un ministère catholique va naturellement se former et prendre la direction des affaires de la Belgique, c’est la conséquence du dernier scrutin.

Comment s’explique cette sorte de révolution toute pacifique et légale qui fait de l’opposition d’hier le gouvernement d’aujourd’hui, des vainqueurs de ces dernières années les vaincus du 10 juin ? On peut dire sans doute que les libéraux ont été les victimes de leurs divisions. Depuis quelque temps, en effet, il y avait une scission dans le parti. Il s’est formé une avant-garde radicale et progressiste qui s’est détachée de la masse de l’armée libérale, des modérés, qui a déclaré la guerre au ministère, et qui, poussant sa campagne jusqu’au bout, a voulu avoir ses candidats dans les élections, au risque d’affaiblir le parti dans le combat. C’est une explication ; elle n’est peut-être pas suffisante cependant, puisque, le plus souvent, la majorité des catholiques a dépassé les chiffres réunis des frères ennemis du libéralisme : des radicaux et des modérés. Une autre explication plus plausible, c’est que les libéraux, dans leur passage aux affaires durant ces dernières années, ont cru pouvoir, eux aussi, abuser de la domination. Ils ont voulu tout réformer pour mieux assurer leur règne. Le ministère, pressé par les radicaux, ne les a pas sans doute toujours suivis dans les aventures démocratiques où ils auraient voulu l’entraîner ; il leur a fait cependant bien des concessions, surtout dans les affaires religieuses. Lui aussi, il a voulu avoir sa guerre au cléricalisme, sa loi d’enseignement laïque, sans ménager les mœurs, les croyances, les libertés locales dans un pays comme la Belgique. Il a