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emmené lors des fêtes données en l’honneur de Henri III, et son rêve était de l’avoir quelque temps pour elle seule à Casteldurante aux environs de Pesaro.

En bonne sœur, l’idéaliste Léonora s’y prêta : n’avait-elle pas le meilleur lot, elle, la Sophronie, la Clorinde et l’Herminie du grand poète ? Ainsi, Torquato Tasse et donna Lucrezia vécurent seuls tout un été à Casteldurante, véritable château d’Armide, entouré de bois sur la montagne. On devait, selon le programme, lire beaucoup ensemble la Jérusalem. Que se passa-t-il dans ces bosquets, parmi ces rocs et ces cascades ? Ni les arbres, ni les pierres, ni les eaux n’ont parlé, mais d’autres témoignages subsistaient et c’étaient ceux-là mêmes que le duc Alphonse avait désormais entre les mains : « Ineffable beauté, source d’amour, mon paradis terrestre ! L’âge, en te mûrissant, ne t’a rien pris : ainsi la fleur n’est jamais plus belle et plus embaumée qu’en son plein épanouissement ; ainsi le soleil, à son midi, brille plus radieux qu’à l’aurore ! » Et ces vers avaient été écrits dans le jardin de donna Lucrèce, alors âgée de trente-deux ans, et le gage d’amour dont on les avait payés était un splendide rubis, présent du duc Alphonse à sa sœur ! Nous connaissons les mœurs des princes italiens de cette époque, si volontiers transigeans avec eux-mêmes et si terribles justiciers envers leurs femmes. Nous avons vu Cosme de Médicis tuer sa femme, Éléonore de Tolède, et sa propre sœur périr victime de Giordano Orsini, son mari : si le duc Alphonse montra plus de patience, c’est qu’il ne voulait pas que le nom de l’une ou de l’autre de ses sœurs fût prononcé ; il attendit que Torquato s’enferrât, ce qui ne tarda point.


II

La destinée de chacun de nous est écrite dans son tempérament : qui naquit inquiet et troublé troublera les autres ; l’infortuné poète de la Jérusalem l’a bien prouvé. L’auteur de son martyrologe, c’est lui seul ; ni l’inconstance des princes, ni la haine de ses rivaux, ni l’amour de la liberté n’ont tué l’Arioste ; Léonard mena de front toute sa vie la fréquentation des grands et son quant-à-soi, qu’il plaçait très haut ; mais ce Tasse, il était dans sa destinée d’être malheureux partout. Bizarre anomalie ; en poésie, un type de correction, de symétrie, de pureté classique ; socialement le plus impraticable des agités I Eu le lisant vous songez à Virgile, à Racine ; le mot juste, l’expression sobre, polie et repolie, un style coulant et transparent, point d’inversions ; vous vous dites : Quel chemin parcouru depuis Dante du côté de la culture littéraire ! et lui, le moins cultivé des hommes, un insoumis ! Un soir (17 juin 1677), dans les