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fallait lui préparer quatre-vingts chevaux de poste à chaque relais.

L’annonce de son départ rendait publique et certaine, à Paris, la nouvelle qui ne circulait jusque-là que mystérieusement et à l’état de rumeur douteuse. Tous les témoignages contemporains sont unanimes pour attester que ce fut comme une commotion électrique qui se communiqua d’un bout de la cité et presque de la France, à l’autre ; on vit alors combien le sentiment du dévoûment monarchique, bien que déjà affaibli, était vivant encore dans le cœur des Français et toujours prêt à se ranimer dès que le souverain ne faisait pas lui-même tout ce qu’il fallait pour l’éteindre. Le coup qui menaçait Louis l’atteignait à l’heure où, après une longue attente, il n’avait encore fait que promettre à ses peuples de se montrer digne de leur affection. La nation entière apprit pourtant avec désespoir que cette espérance pouvait lui être enlevée, et la pleura d’avance comme si elle eût déjà été réalisée. Frappé au moment où il allait combattre pour la délivrance du sol national, on le regardait déjà comme une victime de la cause qu’il n’avait pas eu le temps de servir. « On s’écriait, dit Voltaire : « Il périt pour avoir voulu nous défendre ! » Ce fut une alarme, un désespoir universels. La foule, groupée autour des bureaux de poste à l’heure de l’arrivée des courriers, s’arrachait les lettres qui apportaient des nouvelles. L’émotion fut portée au comble lorsqu’on apprit la rupture du lien scandaleux qui était le seul grief qu’on eût encore à reprocher à l’auguste malade. A distance, on ne pouvait savoir ; ce que de tristes détails laissaient déjà soupçonner aux témoins plus rapprochés, et ce que la suite ne devait que trop faire voir, c’est que ce repentir, plutôt imposé qu’éprouvé, venait d’une pusillanimité servile, non d’un sérieux réveil de conscience. On y vit un acte de générosité chrétienne qu’on célébra dans les églises, où les fidèles accouraient, à toute heure, pour demander grâce à la Providence. Ce sentiment était tellement général, tellement répandu dans toutes les classes, que ce fut un poète populaire, Vadé, auteur de chansons grossières, qui imagina de joindre ce jour-là au nom de Louis l’épithète de Bien-Aimé : surnom qui devait lui rester toute sa vie, alors même que la différence du mot et de la réalité en fit une étrange dérision.

Le passage rapide de la reine dans les mêmes lieux, au milieu des mêmes populations que venait de traverser la courtisane, fut une véritable ovation. Partout où elle s’arrêtait, on se précipitait pour baiser la trace de ses pas, ou se jeter sur sa main pour l’inonder de larmes : on eût dit le triomphe de la vertu et la morale outragée rentrant dans ses droits. Insensible à ces hommages,