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maladie du roi. Quelque douloureuse que fût la surprise, un grand citoyen, un véritable homme de guerre, aurait dominé son émotion pour ne penser qu’à son devoir. Noailles n’eut pas cette fermeté d’âme. Toutes les conséquences publiques et privées de l’événement qui menaçait apparurent à la fois à son esprit. Le roi mort, qui prenait sa place ? Un enfant gouverné par une mère que personne n’avait songé à ménager et qui devait en vouloir aux favoris de la veille de leur complaisance pour les faiblesses de son époux. La pensée de cette ruine possible, certaine même, de son crédit, la crainte de la responsabilité qu’il encourrait si un échec, dans cette heure critique, pouvait lui être imputé le jetèrent dans une perplexité qui se trahit par la mollesse et l’incertitude de ses résolutions. Il poursuivit lentement les Autrichiens, ne s’éloignant qu’à regret de Metz, d’où une nouvelle décisive pouvait à tout moment arriver. Quand il atteignit enfin, le 23 août, l’arrière-garde ennemie, ce fut seulement à la tombée du jour, dans un terrain marécageux, où, dès le commencement de l’action, la cavalerie s’embourba, hommes et chevaux culbutant les uns sur les autres. De là une confusion générale à laquelle la nuit seule vint mettre un terme. Noailles se crut vainqueur, parce que les ennemis avaient fui devant lui avec une hâte qu’il prenait pour de la terreur et qui n’était qu’une feinte habile pour se rapprocher plus rapidement du Rhin, dont le passage était déjà commencé. L’opération fut continuée et terminée le lendemain, pendant que les troupes françaises prenaient une journée de repos. Bref, le 24 au soir, l’armée autrichienne tout entière était sur la rive droite du fleuve avec son matériel intact. Le feu fut mis sur-le-champ aux ponts qui avaient servi à la traversée pour arrêter une poursuite que Noailles, d’ailleurs, n’essaya pas.

C’était ce même jour, 23 août, que Frédéric entrait en Bohême : il s’y était rendu par la ligne directe, traversant la Saxe malgré la résistance épeurée d’Auguste III, qui protestait contre la violation de son territoire. Mais on lui produisit une réquisition en règle de Charles VII, qui, en sa qualité de chef du saint-empire, exigeait le passage à travers tous les états allemands d’une armée auxiliaire qui venait à son secours. Il fallut se rendre à une invitation appuyée par quatre-vingt mille hommes en armes, et même remercier les Prussiens de ne pas faire plus de dégât sur leur chemin. La Bohême étant à peu près dégarnie de troupes, Frédéric comptait arriver sans résistance jusqu’à Prague, dont il s’apprêtait à faire le siège. On peut juger quels furent sa surprise et son mécontentement quand il apprit que l’armée qu’il croyait paralysée ou anéantie en Alsace était au contraire dégagée, libre de ses mouvemens, en pleine marche vers le nord et prête à se trouver d’un jour à l’autre