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endurcis d’Occident, rebelles à la grâce efficace, ne refusent d’entrer en discussion avec la nouvelle religion. Ils y chercheront vainement une idée originale, ils n’y verront que les premiers balbutiemens du rationalisme, le vieux rêve du millénium, la tradition toujours relevée depuis les origines du moyen âge par les vaudois, les lollards, les anabaptistes. Heureuse Russie, où ces belles chimères sont encore neuves ! Le seul étonnement de l’Occident, ce sera de retrouver ces doctrines sous la plume d’un grand écrivain, d’un incomparable observateur du cœur humain.

Elles revêtent pourtant chez les Slaves un caractère spécial ou, du moins, plus prononcé dans cette race. Sous l’influence combinée du vieil esprit aryen dans le peuple, des leçons de Schopenhauer dans les classes cultivées, nous assistons en Russie à une véritable résurrection du bouddhisme; — je ne puis qualifier autrement ces tendances. Nous y reconnaissons la vieille contradiction hindoue entre le nihilisme ou la métaphysique panthéiste et une morale extrêmement élevée. Cet esprit du bouddhisme, dans ses efforts désespérés pour élargir encore la charité évangélique, a pénétré la littérature nationale d’une tendresse éperdue pour la nature, pour les plus humbles créatures, pour les souffrans et les déshérités ; il dicte le renoncement de la raison devant la brute et inspire la commisération infinie du cœur. Cette simplicité fraternelle et ce débordement de tendresse donnent à la littérature quelque chose de particulièrement touchant. Tolstoï aura été un des initiateurs de ce mouvement; après avoir écrit pour ses pairs, pour les lettrés, il se penche avec effroi et pitié sur le peuple. C’est la descente du poète aux limbes :

... L’angcecia delle genti
Che son quaggiù, nel viso mi dipigne
Quel la pietà...

Gogol avait regardé dans ces sourdes ténèbres, avec amertume et ironie ; Tourguénef y a plongé du sommet de son rêve d’artiste, en contemplatif plutôt qu’en apôtre; Tolstoï est en un sens le premier apôtre de la pitié sociale; mais, par ses origines et ses débuts, il est encore de ceux qui descendent de haut dans le gouffre ; après, nous verrons venir ceux qui en sortent, qui apportent des bas-fonds la grande plainte résignée et fraternelle, les génies grossiers, lamentables et tendres, Nékrassof, Dostoïevsky, tout le flot contemporain. Au premier abord, on est ému et séduit par cette large sympathie. Malheureusement, je me souviens et je réfléchis; je me souviens que nous eûmes, nous aussi, notre siècle