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opposant, pour l’en accabler, celle de Gluck, et sans vouloir considérer qu’un siècle sépare ces deux opéras, mais surtout qu’il n’existe entre eux aucun rapport de pensée dramatique. Du reste, Berlioz fait trop souvent retomber sur le musicien les fautes du poète. La faiblesse du poème d’Alceste est imputable à Quinault seul. A Dieu ne plaise, cependant, que nous songions à défendre l’Alceste de Lully contre celle de Gluck ! Malgré certaines pages d’une facture magistrale, — l’air de Caron, par exemple, — il serait puéril d’attribuer au premier de ces opéras une valeur autre que celle de la curiosité. Mais il ne faut pas moins déclarer que si l’Alceste de Lully peut être négligée par celui qui n’estime d’une œuvre d’art que sa valeur intrinsèque, il en est autrement de celui qui s’intéresse plutôt à l’histoire même de l’art, de ses évolutions et de ses révolutions.

On ne doit point oublier, en effet, qu’au moment où Lully prit la direction de l’Académie, il n’avait derrière lui aucune discipline musicale et qu’il avait tout à créer, — depuis son rôle de compositeur jusqu’à celui de ses chanteurs, de ses machinistes, et de ses danseurs. Il lui fallait lutter, non-seulement contre le goût de son siècle, mais surtout contre l’ignorance et le mauvais vouloir des musiciens de son orchestre ; et telle était cette ignorance, que les meilleurs instrumentistes de l’époque, ces fameuses « bandes du roi, » ne pouvaient jouer que de mémoire, et se trouvaient incapables de lire à première vue la plus simple musique. Enfin, le compositeur ne trouvait sous sa main aucun de ces élémens alors si nombreux en Italie. Là, chaque ville avait son école, où des maîtres illustres s’attachaient à perpétuer les vieilles traditions et imposaient à leurs élèves des études longues et laborieuses, bien autrement pénibles que celles de nos conservatoires. Là encore se rencontraient des chanteurs rompus à toutes les difficultés, des artistes si flattés du public et par cela même si certains de l’impunité, qu’ils n’hésitaient pas à sacrifier le malheureux compositeur aux plus étranges fantaisies vocales. — L’idée du musicien n’était plus qu’un canevas sur lequel ils brodaient, à tort et à traversées trilles, des cadences et des ritournelles. — Mais cela même suffit à prouver que les moyens ne manquaient pas. Lully ne disposait d’aucune de ces ressources. S’il avait un théâtre, il n’avait ni chanteurs ni orchestre. Seules en France, les maîtrises d’église formaient des élèves ; mais les voix, qu’elles dégrossissaient à peine, ne pouvaient guère se plier qu’à la psalmodie, liturgique. Que devait-il penser de ses interprètes, alors que Gluck, cent ans plus tard, se plaignait encore de leur faiblesse et de leur ignorance ? Il eut pourtant la force de surmonter tous ces obstacles et de