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paraissent étranges, celles de certains compositeurs de l’école opposée nous paraissent également suspectes. Parmi les plus grands, faut-il citer Haydn ? On sait avec quelle fantaisie, sinon avec quelle naïveté, le compositeur autrichien a voulu, dans la Création, faire tout rendre à la musique, aussi bien les phénomènes de la nature, la pluie, la grêle, les éclairs, que les bonds des panthères, le rugissement du lion et le chant du rossignol ; et cela, par de petits artifices de composition et des combinaisons enfantines. Dans les Saisons, le procédé ne varie pas. Haydn fait dépeindre à la symphonie « les épais brouillards de l’hiver, » « l’aube du jour, » même « le passage de l’hiver au printemps, » et bien d’autres sujets tout aussi bizarres : mais d’une façon si touchante et si naturelle, qu’on admire la candeur et la naïveté du maître, sans songer à lui chercher querelle. Ajoutons qu’il ne fut pas le seul à s’accorder ces libertés ; Bach lui-même et Beethoven les prirent quelquefois.

Les musiciens ne manquent donc pas de modèles illustres pour la défense de leurs théories, et tout laisse croire que, dans leurs compositions à programme, ils n’auront jamais plus d’audace que leurs devanciers. S’appuyant sur l’autorité de Haydn ou de Beethoven, ils peuvent hardiment parler de musique imitative, pittoresque, descriptive, — voire philosophique, — et citer parmi les contemporains Liszt, Schumann ou Berlioz. Cette école ne pouvait manquer d’adversaires. A ceux qui déclaraient que « la musique peut reproduire un certain nombre de sentimens déterminés, tels que la joie et la douleur, la gravité ou l’enjouement ; qu’elle peut mettre la trivialité, le grotesque, en opposition avec la noblesse et la candeur, mais que si elle veut sortir de ce cercle immense, elle doit avoir recours à la parole chantée[1], » un esthéticien célèbre répond : « Non, elle n’a pas ce pouvoir. La beauté d’une œuvre musicale est spécifique à la musique : c’est-à-dire qu’elle réside dans les rapports des sons, sans égard à une sphère d’idées étrangères, extramusicales[2]. » Théorie d’autant plus captieuse qu’elle est vraie en partie, mais qui ne manquerait pas de jeter grand désarroi dans les rangs des compositeurs, si elle était entièrement juste. Inutile d’ajouter qu’elle s’étaie en général sur des exemples bien choisis, et qu’elle se garde bien de discuter les argumens contraires.

Le chef de la nouvelle école, après avoir posé comme prémisses que « l’expression d’un sentiment déterminé est en dehors du pouvoir de la musique, qu’elle est incapable de s’appliquer à un état quelconque de l’âme, » en arrive bientôt à prendre Gluck lui-même

  1. Berlioz, A travers chants.
  2. Hanslick, Du Beau dans la musique, Essai de réforme de l’esthétique musicale.