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attendent après le succès d’une comédie que je dois lire aux Français ; ne vaut-il pas mieux que je m’en occupe ? » En regard de chacune de ces répliques, c’est plusieurs passages de la Correspondance de Diderot qu’il faudrait transcrire ; en tête du commentaire et des citations, on mettrait celle-ci : « Ne point faire de projets ? .. Ma foi, j’en ai tant fait qui se sont évanouis que ce serait le mieux ; mais on fait des projets comme on se remue sur sa chaise quand on est mal assis. »

Avant qu’il paraisse, on nous présente Hardouin comme irascible et bon ; il s’est jeté hors de son lit à la poursuite du valet qui a enfoncé sa porte en y frappant ; il s’est précipité « en chemise, écumant, sacrant, jurant, » et, comme le valet, par la force du contrecoup, avait roulé dans l’escalier, Hardouin l’a relevé bien vite : « Mon ami, ne t’es-tu point blessé ? » Lui-même fait son examen de conscience : « Moi, un bonhomme, comme on le dit ! Je ne le suis point… Je suis touché jusqu’aux larmes de la tendresse de cette mère pour son enfant, de sa sensibilité, de sa reconnaissance ; j’aurais même du goût pour elle, et malgré moi, je persiste à la désoler… Hardouin, tu l’amuses de tout ; il n’y a rien de sacré pour toi ; tu es un fieffé monstre ! .. » Et, à la fin, Mme de Chépy, baptisant la pièce, demande : a Est-il bon ? est-il méchant ? » La soubrette, Mlle Beaulieu, répond : « L’un après l’autre… » Diderot ! voilà Diderot ! C’est son regard « vif et doux, » que M. Poultier reconnaît chez le fils de Mme Bertrand ; c’est par ses « folies » qu’il juge de celles que fera ce garçon ; par son bavardage et par son éloquence, par son étourderie et par son courage qu’il devine « la fureur » qu’aura Binbin « de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire ; » c’est en souvenir de l’Encyclopédie qu’il annonce à l’enfant « une nuée de jaloux, de calomniateurs, d’ennemis ; » en mémoire de la Lettre sur les aveugles, qu’il lui prédit « la Bastille ou Vincennes. »

Bon et méchant, « l’un après l’autre, » ou plutôt ensemble, Hardouin met sa bonté à servir toujours ses amis, et souvent par de méchans moyens. A-t-on le choix des coups, lorsqu’on a tant de pions à pousser ? Il est vrai que, si l’on échoue, on ne risque à cela que des invectives : « J’y suis fait, dit notre homme. Je marche depuis vingt ans entre les plaintes de mes amis et mes propres remords. » Et, par le fait, il s’y expose délibérément : « Je crains les reproches de ma conscience, les vôtres, dit-il ; mon âme est devenue timorée, je ne m’y reconnais pas. Ah ! si j’étais ce que je fus autrefois ! » Qu’était-il donc ? Certes, un fier meneur d’intrigues, au moins pour le bon motif, un officieux hardi à se moquer de gens, un effronté persifleur, à juger par ce qu’il est encore ! « Il ne voit, dit-il, que des gens qui veulent la chose et qui ne veulent pas les moyens. » Ses moyens à lui, sont d’inventer la mort de sa sœur, la faute d’une honnête femme, la séduction d’une jeune fille. Il convient ensuite de ses impostures avec une aisance, avec une bonne grâce d’étourderie singulières :