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représentation serait-elle avantageuse ? Nous ne le pensons pas. Les parties de vraie comédie sont trop rares dans ce long dialogue et les actions multiples trop peu liées, trop gauchement et lourdement ; malgré toutes les qualités du style, une seule chose, à vrai dire, soutient pour nous ! l’intérêt d’un bout à l’autre, et c’est le perpétuel rapport que nous faisons du personnage central à l’auteur. Ce rapport, une assemblée de théâtre en suivrait-elle les détails ? Il est permis de le contester. Même avertis et mis sur la piste, la plupart seraient vite déroutés et perdus. Ceux à qui cet ouvrage peut plaire s’en donneront plus à l’aise le spectacle dans un fauteuil : à quoi bon le proposer aux autres ?

A quoi bon ? Oui, sans doute, à fournir la fête du centenaire ! .. Eh bien ! que les organisateurs rassurent leurs consciences : ce n’est pas leur faute si le grand homme n’offre pas de quoi le faire triompher comme grand auteur dramatique. Ses idées sur le théâtre, au moins pour une bonne part, ont eu raison dans notre siècle ; il est fâcheux que ses prédications par l’exemple, en cette matière, aient décidément tort ; personne n’en peut mais, et le plus sage est que tout le monde s’y résigne : Diderot, sans cette gloire, en a bien assez d’autres. Selon le mot de MM. de Goncourt, tandis que Voltaire est « le dernier esprit de l’ancienne France, » Diderot est « le premier génie de la France nouvelle. » Parmi ces « idées enivrées, » qui étaient les siennes, et s’étaient « mises à courir les unes après les autres, » combien sont parvenues à des buts inespérés ? En philosophie naturelle, en science, en littérature romanesque, en critique de toute sorte, combien de nouveautés Diderot n’a-t-il pas aperçues ! Il s’est plaint d’avoir été « forcé toute sa vie de suivre des occupations auxquelles il n’était pas propre, et de laisser de côté celles où il était appelé par son goût. » Parmi celles-ci, je ne doute pas qu’il ne comptât le théâtre, pour lequel il se croyait né. Sainte-Beuve s’est demandé finement « s’il ne s’abusait point en parlant ainsi, et si cette diversité d’objets sans cesse renaissans n’était point selon ses goûts mêmes. » A quoi, en effet, n’a-t-il pas touché ? Sur beaucoup de point, sa faculté de divination ne fut-elle pas prodigieuse ? Mais surtout, même avec ses défauts d’esprit et de caractère, avec son emphase, d’une part et, d’autre part, certaine surabondance de tempérament qui déborde en trivialité, voire en ordure, ce fut, qu’on me passe l’expression, un bel animal, et si généreusement doué par la nature qu’on ne peut l’admirer sans l’aimer. C’est pourquoi la meilleure manière de célébrer Diderot est de le chercher où il a mis le plus de sa personne, et le 30 juillet, sans bouger de chez moi, je relirai quelques-unes de ses lettres à Mlle Volland.


LOUIS GANDERAX.