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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/520

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les lois militaires ont été profondément modifiées en France et dans toute l’Europe ; et l’on croit néanmoins n’avoir pas encore assez fait. On s’imagine, bien à tort, que certaines classes de la société ont été relativement ménagées[1], et l’on se préoccupe beaucoup de les atteindre, moins par un sentiment de basse jalousie que dans l’espoir de présenter au combat des effectifs assez formidables pour triompher avec certitude de toute tentative d’invasion.

Si l’obligation est indispensable, on peut le regretter, mais il faut s’y soumettre sans hésitation, dût-on souffrir les maux qui résultent de ces grands déplacemens d’hommes et de peuples, tels que l’on n’en avait pas vu de semblables en Europe depuis l’époque de Tamerlan. Seulement on est en droit d’examiner s’il est absolument nécessaire de jeter ainsi sur la frontière toute la population valide d’un grand pays, et si c’est bien la manière la plus avantageuse et la plus certaine de le défendre. Il convient aussi de se rendre compte des résultats qu’amènera la mise en mouvement d’armées considérables, des conditions mêmes de leur existence, de leur organisation, et du mode de recrutement qu’il convient d’adopter.

Ces réflexions, et d’autres encore, sont suggérées à l’esprit par la lecture de l’ouvrage que vient de publier un officier fort distingué de l’état-major allemand, le baron Colmar von der Goltz. C’est l’expression des idées qui dominent aujourd’hui de l’autre côté du Rhin, et la peinture fidèle d’une armée que l’auteur regarde comme « la plus parfaite et la plus puissante machine de guerre qui ait jamais existé. » Toutes les parties du livre sont très bien coordonnées. L’auteur a profondément médité sur tout ce qui se rattache à l’organisation et à la mise en œuvre d’une armée. Il s’exprime avec clarté ; ses idées sont nettes. Les événemens des dernières guerres se présentent naturellement à lui comme des sujets d’études, des occasions de remarques ; mais il ne les envisage qu’au point de vue de l’art militaire, et il ne témoigne ni haine ni animosité contre les ennemis qu’a combattus la Prusse. Le légitime orgueil d’un homme

  1. Le métier de soldat est extrêmement pénible, beaucoup plus que ne le croient les personnes qui ne l’ont pas expérimenté. Celui qui s’y consacre doit savoir se contenter d’une nourriture grossière, souvent mal préparée, car les alimens ne cuisent jamais bien dans des cuisines improvisées en plein air. Il lui faut renoncer au bien-être, à toutes les jouissances de la vie ; faire de longues marches en portant une lourde charge, exposé à toutes les intempéries le jour et souvent la nuit. L’habitant des villes, et plus encore l’ouvrier des fabriques ou des ateliers, sont beaucoup moins propres à mener cette existence que le paysan, façonné dès l’enfance à la vie en pleins champs, ou l’homme exercé à des métiers qui exigent un grand déploiement de force : le terrassier, le charpentier, le forgeron. Les classes riches souffrent plus que les classes pauvres, par la privation d’une aisance à laquelle elles sont habituées, et ne résisteraient pas si elles n’avaient une force morale supérieure, que donnent l’élévation de l’esprit et un plus profond sentiment du devoir.