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peut être une troupe exercée, car on ne sait bien un métier qu’à la condition de le pratiquer sans cesse ; enfin la capacité du chef le plus habile est fatalement impuissante à diriger des forces qui dépassent les bornes de sa prévoyance. Il y a là des limites qu’il ne saurait franchir ; elles ne sont pas les mêmes dans tous les temps ni dans tous les pays ; elles dépendent des ressources que les arts, l’industrie, et l’organisation sociale mettent à sa disposition. La veille de la bataille de l’Isly, on avertissait le maréchal Bugeaud que d’importans renforts avaient rejoint l’armée marocaine, et l’on exprimait devant lui l’appréhension que l’armée française, trop peu nombreuse, ne se trouvât comme noyée dans la foule des ennemis. « Tant mieux ! répondit-il, car plus nous en aurons devant nous, plus notre triomphe sera grand, à cause du désordre qui ne manquera pas de se mettre dans leurs rangs. » L’événement a prouvé combien il voyait juste. Il est très rare que tous les soldats d’une armée nombreuse combattent le jour d’une bataille. Ceux-là seuls sont utiles qui sont directement engagés dans la lutte. Et non-seulement les autres ne servent pas, mais ils peuvent devenir très nuisibles, à cause de l’ébranlement nerveux qui les atteint et qui devient souvent une dangereuse cause de trouble, surtout si ces hommes ne sont pas habitués à compter les uns sur les autres, endurcis aux fatigues et aux épreuves de tout genre qui surviennent inopinément à la guerre.

Une grande armée, par le seul fait de l’agglomération d’hommes jusqu’alors étrangers les uns aux autres, présente d’inquiétans élémens de désordre qui doivent éveiller toute la sollicitude de son chef. Turenne, aussi modeste qu’habile, limitait à 30,000 le nombre des soldats qu’il croyait pouvoir utilement commander. Dès la fin du règne de Louis XIV, une administration déjà fort perfectionnée permettait à des généraux d’un moindre mérite de diriger des armées plus considérables ; et l’on ne s’est pas arrêté là. Napoléon se jouait avec des armées de 200,000 hommes, dont il tenait tous les ressorts dans sa main puissante ; mais, lorsqu’il en a voulu entraîner 500,000 dans les steppes de la Russie, ses ordres, donnés de trop loin, ne pouvaient plus être exécutés, quoiqu’il eût des troupes incomparables et des lieutenans de la plus rare valeur. Sa prévoyance, quelque grande qu’elle fût, ne pouvait suffire à tout. La nuit même du passage du Niémen, un orage lui faisait perdre plus de 2,000 chevaux, et, après cinquante-deux jours d’une marche qui n’avait pas été très rapide, 100,000 hommes, malades ou traînards, avaient été perdus par le fait seul de cette marche. De nos jours, les chemins de fer, la télégraphie mettent à la disposition du général en chef des moyens d’information et de transports susceptibles de faciliter beaucoup sa tâche. Il peut faire