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cherche à grouper les corps d'armée de manière à en former des armées distinctes, mais devant concourir au même but, ne s’exposera-t-on pas à un autre inconvénient tout aussi grave : les degrés multiples que la pensée du généralissime devra franchir avant d'arriver aux troupes qui auront à l’exécuter ?

Toutes ces difficultés ne frappent pas l'ambitieux, toujours prêt à jouer un rôle qui ne lui paraît jamais au-dessus de ses forces. Elles écrasent l'homme honnête qui y réfléchit et n'ose se croire capable de les résoudre. Pour obtenir l’unité d’action sans laquelle il serait illusoire de mettre des masses innombrables en mouvement, il faudrait, en effet, posséder des qualités exceptionnelles, et qu'on trouve bien rarement réunies chez le même homme. Qui pourrait dominer un si vaste échiquier militaire d'un œil calme et assuré, veiller à tout, pourvoir à chaque instant aux incidens les plus imprévus, démêler les projets de l'ennemi et préparer les coups qui doivent l’abattre, inspirer partout la confiance, se faire obéir partons avec intelligence et ponctualité ? Le grand Frédéric et le prince Charles ont reconnu avoir fait des fautes, et en y regardant de près on trouverait peut-être qu’ils ne les ont pas avouées toutes ; malgré son merveilleux génie, Napoléon a succombé pour avoir trop présumé de lui ; qui oserait se flatter d’être plus grand ou plus sage et de suffire à une tâche plus difficile que la leur ? Il est aisé de tracer le tableau des qualités nécessaires à un général d'armée, cela a été fait souvent : autre chose est de trouver un tel homme.

Il semblerait qu'à défaut d'un génie supérieur, qu’on n'a pas le don de faire naître, un gouvernement dût s'efforcer de mettre à la tête de ses armées le meilleur général qu'il possède. On ne procède pas toujours avec une semblable simplicité et l’on a imaginé de fonder sur une situation toute particulière et tout exceptionnelle une théorie singulière.

Le général en chef, quelqu’éclairé qu’il soit, dit le baron de Goltz, aimera toujours à connaître la manière de voir des personnes les plus capables de son entourage. Mais les discussions des conseils de guerre n'ont jamais donné de bons résultats : on y entend les avis les plus opposés, parmi lesquels on est fort embarrassé de faire un choix, et les opinions les plus timides réunissent presque toujours le plus grand nombre de voix, parce que chacun redoute la responsabilité. « Le pire ennemi de la résolution à la guerre, c’est le sentiment de la responsabilité ; ceux-là donc prennent le plus facilement des résolutions qui n'ont à répondre de rien. » En français, ne douter de rien parce que l’on ne risque rien s'appelle avoir de la présomption et n'a jamais passé pour une vertu. Telle n'est pas cependant l'opinion de tout le monde. Au contraire, le remède à l’indécision du général, c’est, dit-on, de lui donner un chef