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des mœurs. » Cette prétention, si raisonnable en apparence, se heurte malheureusement à deux obstacles insurmontables. D’abord l’accord n’existe pas sur ce qu’il faut entendre par la nature humaine. Suivant les psychologues idéalistes ou spiritualistes, M. Vacherot, M. Bouillier, M. Janet, la morale a sa base dans la nature propre de l’homme, c’est-à-dire dans ce qui distingue l’homme des animaux, dans cette partie Il intellectuelle » de l’âme que l’ancienne philosophie séparait avec autant de soin de la partie é sensitive, » qu’elle élevait la partie sensitive elle-même au-dessus des pures fonctions du corps. Distinction frivole et chimérique ! disent les évolutionnistes et les positivistes aussi bien que les matérialistes. Entre l’homme et les autres animaux, il n’y a qu’une différence de degré dans l’évolution de la série animale ; entre les plus hautes et les plus basses facultés de l’âme humaine, il n’y a également que les momens successifs de la double évolution qui se produit dans l’humanité à travers les siècles et dans chaque individu à travers les différentes périodes de sa courte vie. Toute la morale, dira M. Littré, repose sur les deux fonctions de la nutrition, base de l’égoïsme, et de la génération, base de l’altruisme. La vertu, dira M. Spencer, n’est qu’un degré dans une évolution qui commence, chez les plus infimes animaux, par la recherche et le discernement des moyens les plus propres à assurer leur bien-être, et qui trouve son couronnement, au plus haut point de la civilisation et de la moralité générale, dans l’accord complet du bonheur de chacun et du bonheur de tous, poursuivi spontanément, sans arrière-pensée égoïste et sans même l’intervention des idées relativement inférieures d’obligation et de devoir. Et que reproche la seconde école à la première ? C’est de n’être qu’une métaphysique sous la fausse apparence d’une philosophie expérimentale. Le débat se maintient donc toujours sur le terrain des principes métaphysiques ; car ces principes ne cesseront pas d’être en cause tant qu’il se trouvera des psychologues pour affirmer soit le libre arbitre, soit la distinction de la raison et des sens, de l’âme et du corps, de l’homme et de l’animal.

Mais je suppose, par impossible, cette première difficulté surmontée. On s’est mis d’accord sur la nature humaine et sur tous les élémens dont elle se compose, et on s’est mis également d’accord pour ne demander qu’à la méthode expérimentale la connaissance de ces élémens. Est-on beaucoup plus avancé pour la discussion des questions de morale ? Il ne s’agit pas, dans ces questions, de ce qu’est l’homme, d’après les lois de sa nature propre, mais de ce qu’il doit faire, d’après une loi d’un caractère tout spécial, qui ne se réalise pas nécessairement, mais qui commande obligatoirement. Il y a désaccord sur la qualification morale