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d’une récompense ou la menace d’un châtiment en ce monde ou dans un autre : autant de mobiles, d’ordres très différens, qui peuvent déterminer une même action et se traduire, au point de vue pratique, en un même précepte. Or chacun de ces mobiles a la valeur d’un principe dans les divers systèmes de morale. La moralité ne commence donc qu’après qu’on s’est élevé de l’observation littérale des formules à l’intelligence et à l’acceptation volontaire du principe systématique où elles puisent leur valeur morale. Rien n’est plus propre à éclairer les consciences sur l’insuffisance des formules que le doute philosophique et les discussions sérieuses dont elles peuvent être l’objet.

Il faut savoir douter des formules ; il faut aussi savoir douter des principes eux-mêmes. Ici encore l’erreur est toujours possible, et lors même qu’on posséderait la vérité pure, la vérité absolue, il faut, pour la faire passer dans un acte vraiment moral, lui prêter autre chose qu’une adhésion superficielle ; il faut s’y attacher sincèrement et complètement par un effort éclairé de foi et d’amour. Un tel effort peut être empêché par la discussion et par le doute ; mais souvent aussi la discussion et le doute sont nécessaires pour le préserver de tout écart et pour lui donner toute sa valeur.

Nous devons à M. Paul Janet la révélation récente d’un éloquent passage des premières leçons de Victor Cousin à la Faculté des lettres de Paris[1]. Dans ce passage, qu’il n’a pas cru devoir conserver lors de la publication de ses cours, le jeune philosophe se prononçait contre la prétention de soumettre la morale à des formules inflexibles. Chaque précepte, dit-il, ne vaut que pour un cas particulier et peut, dans un autre cas tout semblable en apparence, être infirmé par la décision souveraine de la raison : « La raison, tombée dans ce monde, la raison qui plane sur tous les cas donnés à son tribunal, prononce comme cette institution qui est déjà gravée dans les nôtres, le jury. Elle prononce pour un cas, mais jamais d’une manière générale. Chacune de ses décisions est l’oracle et ne la lie pour aucune autre décision. » Il faut donc que la raison soit toujours en éveil, s’appuyant sur des formules, sur des préceptes particuliers, sur des principes généraux, mais toujours prête à se dégager de ces formules, de ces préceptes et de ces principes. « On cherche en morale quelque chose qui, decretorie et peremptorie, décide ce qui est bien et mal et juge en dernier ressort. Alors on prend quelques règles : les contingentes, on en a bon marché ; on en prend d’autres qui sont plus générales, auxquelles on s’asservit soi-même, de telle sorte qu’on ne les confronte plus avec la raison ;

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1884.