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perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’était furieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur lui, comme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre, s’était brusquement reculé d’un pas, et, levant le corps attaché à la mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier une dent bleue où pendait du rouge. »

C’est exactement l’espèce particulière de grossissement que l’esthétique du vaudeville exige. Les mots ne s’associent plus ici selon leur sens, ou pour traduire une idée, mais en vue d’un effet à produire, et dans l’un comme dans l’autre cas, la cause étant la même, l’effet est le même aussi. Dans cette langue spéciale on ne se calme pas, « on s’édulcore, » on ne se décourage point, « on s’aveulit ; » celui-ci se « vautre devant une perspective, » et cet autre se « plonge dans d’inqualifiables fanges ; » on ne dit point d’une femme qu’elle est sentimentale, mais qu’elle fait « des rêves intoxiqués de sentimentalisme ; » et on ne dit point qu’elle a perdu ses illusions, mais « que son idéal a subi bien des renfoncemens et bien des accrocs. » N’est-ce pas aussi la langue du vaudeville ? et le Vancouver de Mon Isménie parle-t-il autrement quand il dit : « Dardenbœuf, excusez cet épanchement prématuré… mais vous me plaisez ? » ou le Chalandard de la Sensitive quand il dit : « Je ne l’avais pas regardée, la cousine,.. elle est ahurissante de beauté ? » ou le Fadinard du Chapeau de paille d’Italie : « Marié ! .. ce mot me met une fourmi à chaque pointe de cheveu ? » ou le Daniel du Voyage de M. Perrichon : « Quand je parais, son visage s’épanouit, il lui pousse des plumes de paon sous sa redingote ? » Combien d’autres rapprochemens, que je laisse au lecteur le plaisir de faire ! C’est que, dans le vaudeville comme dans le roman naturaliste, il s’agit justement d’égayer par quelque artifice la vulgarité convenue des sujets, et si la cocasserie du style n’y saurait seule suffire, c’en est cependant un des bons moyens. Lorsqu’il est bien entendu que vous ne prétendez intéresser le lecteur ou le spectateur ni par la singularité des aventures, ni par la nouveauté de l’observation, ni par l’originalité des caractères, il faut pourtant bien trouver à quoi l’intéresser, ou ne se mêler alors ni de roman ni de théâtre. Le roman naturaliste et le vaudeville y réussissent quelquefois par des combinaisons de mots et des associations d’idées qui sont au naturel ce que les lignes heurtées de la caricature sont à la vérité du dessin de la forme humaine. Aussi ne les faut-il accuser ni l’un ni l’autre, en outrant la nature, d’avoir passé le but, puisque précisément c’est là tout ce qu’ils se proposent ; et ils nous répondraient à bon droit qu’ils l’ont ainsi voulu. L’ont-ils vraiment ainsi voulu ? demandent bien quelques sceptiques. Mais ce sont des sceptiques.