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entre l’église et la société dont ils se sentent les enfans, on comprend qu’ils refusent d’obéir à cette injonction et repoussent cet horrible choix. On comprend qu’à l’inverse de certains libéraux et de certains catholiques, qui ne veulent voir que les oppositions, d’autres, se prétendant à la fois catholiques et libéraux, préfèrent s’arrêter aux ressemblances, aux points de contact. On comprend enfin que, loin de maudire la civilisation moderne, des catholiques se fassent un devoir de revendiquer ce qu’elle a de plus sain et de plus pur, de montrer que ce qu’elle a de meilleur est en conformité avec l’esprit du christianisme ; de rappeler qu’à plus d’un égard cette superbe et ingrate civilisation contemporaine est la fille légitime de l’évangile, de façon que c’est sa mère que la société moderne méconnaît en faisant la guerre à la religion, et que c’est son propre enfant, c’est le fils de son sang et de sa chair que l’église semble renier en reniant l’esprit moderne.

Ce n’est pas ici le lieu de discuter ce que le christianisme peut légitimement revendiquer dans la société nouvelle, d’essayer de faire en quelque sorte le départ des diverses influences d’où découle notre civilisation. Pour le catholique, il suffit que le christianisme n’y ait pas été étranger, qu’il ait été, spontanément ou non, l’un des antécédens directs de la grande transformation moderne, qu’en se sécularisant et s’émancipant cette civilisation n’ait pas perdu tout droit au titre de chrétienne. Et cela, aux plus beaux jours de la révolution, en 1789, la portion la plus évangélique du clergé n’en doutait guère, lorsqu’elle s’associait aux revendications et aux espérances du tiers-état.

Et, quand les catholiques qui réclament une part de l’héritage de la révolution se feraient illusion, quand ils seraient dupes de trompeuses similitudes de noms et de formes ; bien plus, quand désabusés par ses conséquences et épouvantés par ses excès, ils la répudieraient tout entière, de 1789 à 1830, et de 1793 à 1871, la révolution et la société moderne sont-elles forcément solidaires ? Les libertés publiques ont-elles, pour fleurir, attendu partout la sanglante aurore de la prise de la Bastille, et les franchises politiques ne remontent-elles nulle part au-delà du serment du jeu de paume et de la Déclaration des droits de l’homme ? Notre horizon, dans le temps ou dans l’espace, est-il si borné que la liberté ne puisse nous apparaître en dehors des abstractions et des formules françaises de la fin du XVIIIe siècle, et que, hors le legs de la révolution, il n’y ait plus pour nous de civilisation moderne ? Ne connaissons-nous pas, dans notre voisinage même, des pays où la liberté, née sous d’autres auspices, a jeté des racines autrement fortes et profondes que dans la patrie de la révolution ? Que dis-je ?