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communauté d’anciennes luttes et d’anciennes affections. Aucune main, en revanche, n’était moins propre à cicatriser les inévitables et douloureuses blessures laissées dans le clergé et dans l’église par un pareil déchirement. Aussi La Mennais ne devait-il accomplir que la moitié de la tâche qu’il avait entreprise et l’abandonner sans avoir su l’achever. La conciliation de l’église et des libertés modernes, dont il proclamait la nécessité, ce ne pouvait être à des violons, à des emportés comme lui de l’effectuer.

Esprit tourmenté et superbe qui a traversé toutes les idées et les doctrines, s’éprenant avec une égale passion des plus contraires et apportant à leur défense la même logique hautaine ; sceptique inconscient, altéré de certitude et dogmatique à outrance, s’attachant avec d’autant plus d’énergie aux vérités qu’il voyait luire devant lui qu’il ne découvrait tout autour que doutes et ténèbres ; âme impérieuse, visiblement faite pour commander, qui ne sut former d’école que pour perdre tous ses disciples par ses inconséquences ; nature nerveuse et fiévreuse, empreinte d’un pessimisme. involontaire et d’une misanthropie innée, à tout âge mécontente des choses et des hommes[1], qui peut-être ne s’éprit tout à coup de la liberté que par dégoût des gouvernans et des représentans de l’autorité ; ce sombre génie, qui bataillait pour la liberté, d’un ton aussi arrogant que naguère pour l’absolutisme, était fait pour compromettre par ses excès, par sa raideur et sa rudesse, toutes les causes qu’il devait successivement servir, les causes surtout, comme celle de l’église, qui demandent avant tout de la douceur, de la patience, de la mesure. C’est pourtant ce singulier catholique breton, qui fit sa première communion à vingt-deux ans, ce prêtre indiscipliné, sans vocation ni esprit sacerdotal, ordonné malgré lui et le regrettant le lendemain ; c’est ce contempteur de la raison humaine et cet apologiste de l’autocratie papale qui, le premier, à travers ses rêves théocratiques, a nettement aperçu les conditions nouvelles que font à la religion la société moderne et la démocratie.

Tel reste, à cinquante ans de distance, le vrai titre de gloire de La Mennais. Dans un âge où tant d’idées s’entre-croisent que leur sillage se confond et est bien vite effacé de la surface agitée du siècle, alors que l’action des plus énergiques et la parole des plus éloquens se perdent avec tant de rapidité, si ce remueur d’idées a laissé sur son temps quelque trace durable, c’est par l’Avenir ; c’est par l’école qu’il a désertée et reniée après l’avoir, dès l’origine, discréditée par ses violences et ses intempérances de langage.

Cette tâche, dont les difficultés devaient si vite le rebuter, La

  1. Voyez la Correspondance de La Mennais à différentes époques.