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heure l’instinct que les armées joueraient un grand rôle dans la révolution. Il aurait pu dire, et, dans tous les cas, il était homme à bien comprendre ce mot que prononçait Rivarol dès 1790 : « Ou le roi aura une armée, ou l’armée aura un roi… Nous aurons quelque soldat heureux, car les révolutions périssent toujours par le sabre : Sylla, César, Cromwell[1]. » Il aurait pu ajouter : Monck. C’était, en 1790, une conjecture probable : la révolution n’avait pas donné sa mesure ; ce fut, en 1799, une solution fatale : la révolution s’était dévorée elle-même. En 1792, dans l’élan de la guerre d’indépendance, dans l’enthousiasme de la guerre de propagande, lorsque l’émigration semblait encore soutenue par les alliés, lorsque la contre-révolution paraissait encore possible, quand on avait à craindre tous les périls, quand on pouvait s’abandonner à toutes les illusions, avant que la Terreur en flétrissant les âmes, le Directoire, en avilissant les caractères, eussent plié la France à la servitude, c’était commettre une étrange méprise que d’attendre quelque succès d’un coup d’état militaire. Ce coup d’état réussit en 1799 parce que tout le monde était las, parce que sept ans de guerre continue avaient fait de l’armée le principal ressort de l’état, parce qu’on était avide de paix et d’ordre, parce que tout avait été faussé dans les esprits, et, par-dessus tout, la notion de la liberté ; parce qu’enfin le succès de la révolution n’était plus douteux et qu’en acclamant Bonaparte on croyait acclamer la révolution même, confirmée et apaisée. Rien de pareil en 1792. Armée et nation se dérobaient aux complots : c’est que l’une et l’autre, confondues alors, avaient l’instinct profond des nécessités présentes. Cette pensée, que de Maistre a si éloquemment développée, pénétrait toutes les âmes : « Ce n’est point pour ce moment que nous devons agir, mais pour la suite des temps : il s’agit surtout de maintenir l’intégrité de la France, et nous ne le pouvons qu’en combattant pour le gouvernement, quel qu’il soit ; car de cette manière la France, malgré ses déchiremens intérieurs, conservera sa force militaire et son influence extérieure[2]. » Quiconque entreprenait alors contre la république se trouvait conduit, par la force des choses, à travailler pour les émigrés et pour les étrangers, sinon à pactiser avec eux : il travaillait contre la France et contre la révolution ; il soulevait contre lui non-seulement les révolutionnaires, mais toute la France nouvelle, tout ce qui voulait défendre à la fois le territoire national et les libertés conquises. Dumouriez était

  1. Rivarol et la Société française, par M. de Lescure.
  2. Considérations sur la France, chap. II. Conjectures sur les voies de la Providence dans la révolution française.