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sur le plus merveilleux panorama du monde. La ville de Sousse, à nos pieds, baigne dans un flot de lumière. Les terrasses superposées, les angles des murailles se profilent avec des ombres bleues, nettes, mais où rien n’est dur, malgré les lignes arrêtées. La couche de chaux qui, chaque année, renouvelle la blancheur des maisons, en adoucit toujours plus les contours et leur donne une sorte de souplesse amollie tout à fait exquise. Au loin, le ciel et la mer, très obscurs, se confondent, piqués des constellations les plus brillantes. A peine quelques silhouettes de femmes sur les terrasses, quelques chats effarés ou plaintifs, — et puis un grand silence.


Vendredi 14 décembre.

Hier, un vent terrible, déchaîné sur toute la côte, et que la sérénité parfaite de la soirée précédente n’avait guère fait prévoir, a troublé le charme de nos promenades par la ville. Je ne voudrais guère me souvenir que du visage admirable d’une femme arabe chez qui Mlles R... m’ont menée. Notre but était de voir les bijoux et les splendides costumes de sa sœur, la riche et élégante femme du chaouch de Sousse. Mais tout a pâli devant la beauté rare de Kadoudja. Elle me rappelle les plus beaux types de Léonard ou de Luini, avec le teint d’ambre des Arabes de haute classe, et des yeux sombres d’une fascination étrange.

La pauvrette ! elle est moins fortunée que le reste de sa famille, et, d’un air très plaintif, nous montre ses beaux bras sans bijoux coûteux, et son collier trop simple. Rassure-toi, Kadoudja, ton visage vaut cent fois les trésors de ta sœur, ses pantalons brodés d’or comme une cuirasse, ses vestes de velours de deux couleurs, ses diamans, ses bracelets. Seulement tu n’en crois rien, car, dans cet austère pays, ta beauté ne te sert qu’à être enfermée plus sévèrement, et, dans les longs loisirs indolens de ta vie de harem, qui se passe à comparer, avec les voisines, tes ajustemens et tes bijoux, tu souffres d’avoir moins d’oripeaux à montrer qu’elles ! Pauvre Kadoudja !

Le soir, un punch d’officiers, dans la salle voisine de nos chambres, prolongé presque jusqu’à notre lever, a singulièrement raccourci notre sommeil. Il nous faut la fraîcheur charmante d’une belle matinée et les premiers rayons du soleil pour oublier cette nuit bruyante. Heureusement que nos deux compagnons de route sont toujours de belle et aimable humeur. Nos huit petits chevaux, bien reposés hier, traînent allègrement les deux voitures, et la route n’est pas si dure qu’à nos précédentes étapes. Nous longeons