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Le mystère troublant d’une ville abandonnée depuis des siècles et où la grande vie de la nature a remplacé l’activité humaine, recouvrant de fleurs et de feuillages un passé qui nous est presque inconnu, ajoute une émotion toute particulière à ce paysage si retiré et si paisible. Certes, le site était harmonieux et merveilleusement choisi pour une ville de plaisirs et pour le culte qui laisse encore son nom à cette belle ruine ignorée.

Nous sommes loin pourtant, et il s’agit de repartir pour gagner un gîte avant la nuit. Notre beau cavalier envoie des Arabes en éclaireurs pour amener au plus vite notre voiture, qui doit être réparée, et puis il nous installe au bord d’une jolie source, sous un bois d’oliviers très touffus. Là, il nous apporte, à l’abri du soleil ardent, des rayons de miel, du lait de chèvre et des mandarines. Sa maison n’est pas très loin, dit-il; s’il avait seulement su hier notre passage, il eût tué un bœuf pour nous recevoir honorablement.

Enfin notre véhicule raccommodé apparaît au loin. Nous prenons congé de nos amis si courtois et nous regagnons avec mille cahots la route sablonneuse qui remonte vers Tunis. Il n’est plus douteux que nous ne pourrons arriver à temps pour prendre le train. Notre aventure a occupé toute la matinée.

Les haies de cactus, les vieux oliviers décharnés, les touffes de jujubiers gris perle, les buissons sacrés couverts de chiffons en ex-voto, les chameaux, les Arabes nomades et les petits ânes se succèdent jusqu’à la nuit. Pendant longtemps, nous avons aperçu devant nous la ligne sévère des montagnes qui se prolongent jusqu’au cap Bon, et à leurs pieds, au bord de la mer, la ville pittoresque de Hammamet. Maintenant nous ne voyons plus rien.

Nos pauvres petits chevaux, attelés sans boire ni manger depuis le lever du soleil, vont toujours, — à travers les fondrières, les oueds, les sables. L’obscurité est si profonde que Ghazem nous précède avec une lanterne et que le Maltais cherche avec précaution un passage entre les trous du chemin.

Depuis une heure, le phare de Carthage, qui brille en face de nous, de l’autre côté du golfe, nous décourage. Il semblait si près quand nous l’avons d’abord aperçu !

Où coucher? Car continuer en voiture jusqu’à Tunis, ce soir, est impossible, et il n’y a plus de train. La route est impraticable la nuit, et d’ailleurs les portes de la ville seraient fermées. Il y a encore cinq heures de route. Enfin voici une lumière devant nous, puis deux. C’est la petite gare du village de Hammamlif et ses quelques maisons. Le Maltais arrête ses chevaux épuisés sur la place. Maintenant comment trouver un asile? D’auberge il n’y en a point.