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II.


Alger, 8 février.

— Tu veux apprendre à tisser les kerzia et à broder les entredeux arabes? me dit Kéra, la femme de Mahomet le cocher. Moi, je ne sais pas les faire, mais je connais une femme qui te montrera.

Elle m’avait répondu cela hier déjà et avait promis de faire venir chez elle l’ouvrière en question. J’attends vainement chez elle depuis une heure, et personne n’a paru.

J’ai fait la connaissance de Kéra, vendredi dernier, au cimetière musulman de Mustapha Inférieur, où, assise sur des tombeaux, elle riait et jasait à visage découvert. Ce jour-là, les femmes sont en fête. Le beau jardin leur appartient uniquement et un gardien impitoyable empêche à la porte tout homme de pénétrer. Elles y viennent en omnibus, en tramways, remplissant les voitures publiques comme de gros fantômes voilés. Puis, entrées dans le sanctuaire, elles dénouent leur voile, rejettent le haïk blanc qui les recouvre au dehors d’un mystère absolu, et les vestes brodées, les fichus de tête d’or et de soie, les colliers, les ceintures apparaissent.

Elles s’installent, accroupies sur les tombes ou sur le gazon à l’ombre de la mosquée; les gâteaux et les sucreries circulent, les accolades, les rires, les appels se croisent, joyeux et bruyans.

C’est le plus joli spectacle du monde que ce gai cimetière ainsi bariolé de mille couleurs, ayant lui-même pour décor les coteaux verdoyans de Mustapha et puis cette merveilleuse ville d’Alger, s’étageant au loin depuis la mer jusqu’aux hauteurs du fort l’Empereur et de la kasba, et brillant toute crémeuse au soleil.

Un seul homme circulait parmi les groupes, suivi, écouté avec vénération : la plus étrange figure que j’aie jamais vue. D’une maigreur de squelette, revêtu d’une longue robe verte, le cou chargé de fétiches, sur la tête un bonnet gris carré, d’où s’élève un extravagant panache de fleurs jaunes, un vieux visage de casse-noisette grimaçant et sournois, il déchire à belles dents un croûton de pain et mord dans un bâton de sucre d’orge, tout en répondant narquoisement à ses pénitentes. Car c’est un saint derviche que ce maniaque ; mais j’imagine qu’il leur rend des oracles bien suspects, car les éclats de rire redoublent, et quelques-unes des plus jeunes font semblant de se voiler le visage.