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et le visage bronzé très sévère, le port dédaigneux, lui donnent un air de prêtresse antique. Aïshouna a raison : « la reine » noire justifie son nom.

Du haut de sa majesté elle répond aux questions de ma pauvre compagne si vulgaire, nous jette un salam et s’éloigne fièrement : — Elle m’a donné une très bonne adresse ; seulement c’est un peu loin, me dit celle-ci avec assurance : tout en haut de la Kasba.

Grands dieux ! encore remonter? Mais mon entêtement augmente avec mes déboires. Allons ! nous regagnons la grand’rue de la Kasba, celle qui serait presque assez large pour une voiture si elle n’était trop escarpée, même pour un mulet.

Subitement mon guide me saisit le bras : — Tu vois le monsieur français qui monte, là, devant nous, c’est le commissaire de police spécial du quartier, et j’ai à lui parler. Continue toute seule... — Et elle va rejoindre, avec force salams, M. l’inspecteur.

Je suis de très loin, car, quoique j’aie déjà beaucoup fait litière de mes préjugés aujourd’hui, je crains que la position sociale de mon humble amie ne soit un peu avariée. Et puis je remarque que toutes les femmes qui passent saluent le commissaire d’un air de connaissance humble qui me laisse à penser. Quel genre de confidence peut lui faire Aïshouna? Et j’augmente la distance qui me sépare des deux interlocuteurs.

En haut de la rue, elle vient me rejoindre.

— Qu’avais-tu donc à faire au commissaire? lui dis-je.

— Oh! presque rien, me répond-elle avec sérénité; — je me suis battue avec une autre femme, qui m’a battue, et l’inspecteur, il connaît toutes les méchantes femmes d’Alger, — toutes, — et je lui ai demandé de faire punir celle-là.

Ce n’est pas très clair ; mais nous voici tout en haut, arrivés à une impasse bizarre. Il me semble la reconnaître.

Aïshouna pousse une grille, puis une lourde porte, qu’un poids referme sur nous. horreur! je suis dans la maison d’une grande dame, chez qui l’on m’a menée, il y a trois jours, qui m’a montré ses bijoux, ses meubles rares, chez qui j’ai pris le café.

— Y penses-tu, Aïshouna, nous sommes chez des gens riches : tu te trompes.

Mais elle persiste. La négresse lui a bien expliqué : d’ailleurs, il n’est plus temps de reculer, on nous a vues, et une servante vient à nous. Mon guide lui dit quelques mots, et, à mon étonnement, je suis menée à travers la belle cour mauresque, aux dalles de marbre, aux encadremens de fines faïences, aux arabesques fouillées dans le stuc, dans un salon où une vieille femme travaille à finir une de ces fameuses ceintures.