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des échappées de vue sur des arêtes de montagnes qui vont presque en tous sens rejoindre le grand massif. Sur chacune de ces crêtes, une traînée de petites taches blanches, comme un long troupeau de moutons, semble éparpillée et endormie le long des pentes inaccessibles. Ce sont les villages kabyles, aux maisons toutes semblables, cubes en pisé blanc, quelquefois dominés par une très petite mosquée. Du fond des gorges qui s’entre-croisent les légères vapeurs montent toujours, l’air est très vif, et sous l’ombre des rochers que nous contournons, le frisson nous saisit par momens. Quelquefois nous dépassons une femme kabyle, sans voile, au haïk rayé et zébré de brun et de blanc, à la ceinture écarlate ; elle ne se détourne que pour la forme, et nous pouvons apercevoir ainsi quelques jolis visages.

Et puis les hommes gardant leurs troupeaux sont nombreux, enroulés dans leurs burnous frangés et dépenaillés, d’une couleur indescriptible : sur la tête, une chéchia luisante de graisse et de crasse; aux jambes, des sandales effilochées et traînantes. Leurs yeux bleus et leurs teints clairs les distinguent essentiellement des Arabes, et aussi une certaine douceur de manières et d’allures, très frappante.

Un dernier tournant à franchir, et sur le plateau d’un pic assez élevé, nous apercevons un gros fort, des bastions reluisant au soleil et un mur d’enceinte. Notre chaussée suit une crête étroite, bordée de chaque côté par les profondeurs du ravin et dominant toute une région de sommets et de plans de montagnes superposés. Elle se termine à la porte fortifiée sous laquelle nous passons entre des sentinelles, et nous voici dans la rue unique, aux constructions basses et proprettes qui composent le fort National : un peu au-dessus, la citadelle elle-même domine ces maisonnettes, groupées et alignées sous sa protection. L’air de calme endormi et de sécurité est absolu. Il faut un effort difficile et pénible pour se souvenir de l’insurrection de 1871, où le fort, défendu par quelques centaines de mobilisés bourguignons contre des milliers de Kabyles, soutenait un siège héroïque de deux mois, en traversant toutes les misères physiques et toutes les angoisses de l’abandon. On n’a guère su et on a peut-être oublié en France les terribles épreuves par où ont passé, pendant cette funeste année, les colons livrés presque à leurs seules ressources, et combien furent cruelles les représailles des populations arabes-berbères, toujours prêtes à saisir une occasion de vengeance.

Nous mettons pied à terre sur une petite place ensoleillée, à la vue magnifique, devant une auberge fort convenable qui nous fait bon accueil. Il faut d’abord faire flamber quelques bourrées d’olivier,