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dire : « Nous sommes des Esprits qui gardons depuis fort longtemps cette entrée de fleuve et nous jetons les mauvais sorts à ceux qui passent… »

Nous entrons tout de même, cela va sans dire. D’ailleurs personne nulle part. Un grand silence et un air d’abandon.

Voici un monceau de canons (obusiers français de 30, faciles à reconnaître, de ceux sans doute que les traités de 1874 cédèrent au roi Tu-Duc). Ils sont là chavirés, inutilisés dans le sable, sous des abris de chaume. Il y a aussi un amas d’ancres et de chaînes de fer, semblant indiquer une intention qu’on aurait elle de nous barrer la rivière.

Un très grand fort bastionné vient après ; ses embrasures de terre sont envahies par les herbes, les ananas sauvages, les cactus. Au bout d’une perche, un monstre en bois doré porte dans sa gueule un pavillon d’Annam qui pend sans flotter dans l’air inerte et chaud. Le soleil, à peine levé, est déjà brûlant.

Toujours personne. Il est trop matin sans doute et les gens dorment encore.

Pourtant si, — une sentinelle qui veille ! — C’est un de mes gabiers qui, en regardant en l’air, aperçoit cet homme au-dessus de notre tête dans une espèce de mirador monté sur quatre pieds de bois, — comme ces loges à guetteurs qui sont dans les steppes cosaques. Il est accroupi là-haut dans sa petite niche, à côté d’un tam-tam énorme, instrument d’alarme. Tout déguenillé, il ressemble à une mauvaise vieille femme, avec sa robe et son chignon.

Il nous regarde passer en conservant l’immobilité d’un bonze, tournant les yeux seulement sans bouger la tête.

La rivière s’ouvre devant nous, assez droite, assez large. Plusieurs jonques à proue relevée, à longues antennes, sont amarrées là-bas sur les deux rives, et, encore un peu dans le lointain. Tourane apparaît : des cases à toit de tuiles ou à toit de chaume, éparpillées au hasard dans les arbres ; des enseignes chinoises au bout de hampes, des touffes de bambous, des miradors, des pagodes. Tout cela nous semble petit et misérable ; il est vrai, cela se prolonge beaucoup dans les verdures du fond ; mais, c’est égal, nous attendions une ville plus grande.

Quelqu’un qui s’évente sur la berge nous fait de la main des signes très engageans pour nous inviter à venir.

Qui nous appelle, avec ce geste gracieux d’éventail ? Un homme ou une femme ? Dans ce pays-ci, on ne sait jamais : même costume, même chignon, même laideur…

Mais non ! c’est monsieur Hoé, personnage de genre ambigu, qui doit par la suite jouer un rôle important, dans nos relations