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minces nuages étirés qui annoncent du vent. C’est la brise qui se lève… D’abord on ne sent que de petits souffles intermittens qui viennent agiter notre tente blanche, qui meurent et puis qui renaissent. Mais bientôt la rade entière est envahie par cette teinte plus foncée qui s’est étendue comme aurait fait une immense tache d’huile, la rade est toute ridée de stries bleues ; la brise souffle doucement et on se sent vivre.

Dans les jonques de pêche, tout à l’heure inertes, c’est maintenant une agitation générale ; les filets sont rentrés ; des mâtures exagérées, extravagantes poussent de partout comme par enchantement : longues pattes articulées, longues cornes, longues antennes. Et des voiles en paille nattée s’ouvrent les unes après les autres, affectant toutes les formes d’ailes connues. Dans les lointains, on dirait des mouettes, des scarabées, des papillons : c’est comme si une fée, avec sa baguette, venait de faire éclore d’un coup toutes ces chrysalides endormies. Et cette étonnante peuplade s’anime, s’enlève, se met en route gaîment pour les pêcheries de la haute mer.

La brise fraîchit toujours. Il y en a, de ces jonques, qui s’en vont toutes penchées sous leur voilure folle ; pour maintenir de tels équilibres, les gens qui les mènent se perchent en dehors, tout au bout de longs arcs-boutans de bois, accroupis comme de jeunes singes. Il nous en passe à droite et à gauche, qui nous frôlent ; il nous en passe devant, qui nous coupent la route, légères, bruissantes, faisant à peine sur l’eau des traînées blanches.

Nous aussi, nous avons rentré nos avirons et mis en l’air toute la toile possible. Nous filons assez bien et nous respirons cette brise qui nous sauve, — un peu vexés cependant de nous sentir la démarche presque lourde au milieu de toutes ces choses envolées.


PIERRE LOTI.