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et en sont les premiers combattons et protecteurs. » Schopenhauer introduit ses nouveaux apôtres les uns auprès des autres : « Il me plaît beaucoup de les voir se visiter ; c’est sérieux., c’est grandiose ! Quand deux personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d’elles. » Tous ses premiers disciples, il les attelle au chariot de sa renommée, assigne à chacun son nom et sa tâche. Il y a « l’archi-évangéliste, l’apôtre Jean, le doctor indefatigabilis, la Bonne Trompette, enfin le petit apôtre, le docteur Asher, qui a pour mission spéciale de réunir et de communiquer au maître tout ce qui s’imprime sur lui, tant en Allemagne qu’à l’étranger, et qui bientôt ne pourra suffire à cette besogne. Parmi ces disciples, quelques bons vieillards radotent, d’autres ne comprennent pas, mais « ils augmentent le cri de guerre. »

Les questions philosophiques tiennent peu de place dans les lettres adressées à Frauenstædt. En général, le maître écarte toute discussion de ce genre. Il lui déplaît qu’on pique dans ses livres les plus jolis passages, comme les amandes d’un gâteau, sans plus se soucier de la pâte qui les relie. Et lorsque Frauenstædt arrive, comme le famulus Wagner en bonnet de nuit et une lampe fumeuse à la main :


Zwar weiss ich viel, doch mücht’ ich alles wissen,


solliciter de nouvelles explications sur la chose en soi, lui demander des nouvelles de Monsieur de l’Absolu et de Mademoiselle l’Ame, le maître répond irrité :


Ma philosophie ne parle jamais de Wolkenkukuksheim, la cité des coucous dans les nuages, où réside le Dieu des Juifs, mais de ce monde : c’est-à-dire qu’elle est immanente et non transcendante. Elle déchiffre le monde placé sous nos yeux comme des hiéroglyphes dont j’ai trouvé la clé dans la volonté. Elle montre l’enchaînement de toutes les parties. Elle dit ce qu’est le phénomène et ce qu’est la chose en soi, mais seulement dans leurs rapports réciproques. En outre, elle considère le monde comme un phénomène cérébral. Mais ce qu’est la chose en soi, en dehors de cette relation, je ne l’ai jamais dit, parce que je n’en sais rien…

Et enfin, je vous souhaite bon voyage pour Wolkenkukuksheim. Saluez le vieux Juif de ma part et de la part de Kant ; il nous connaît.

Avec quelle vivacité il se peint dans ses lettres ! on croit l’entendre parler. Il n’a souci de dissimuler ni son humeur irritable, ni son besoin d’affection, ni la soif de notoriété, ni l’ambition de gloire qui le travaillent. Il est mécontent du train dont va