Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

légitimes inquiétudes à ceux qui n’admettent pas le dogme de l’infaillibilité du peuple. Le suffrage universel a ses contradictions intimes, ses « antinomies, » qui sont comme autant d’énigmes que la démocratie doit résoudre. D’une part, le progrès ne peut se faire que par une concurrence et une sélection soit entre les divers peuples, soit entre les citoyens d’un même peuple ; et l’instrument de cette sélection, c’est une certaine inégalité qui permet aux élémens supérieurs de l’emporter dans la lutte. D’autre part, la démocratie repose sur l’égalité. Dès lors, n’y a-t-il point une essentielle contradiction entre la politique du progrès, qui s’efforce d’assurer le libre essor des supériorités, et la politique démocratique, qui tend à établir l’égalité universelle ? Voilà le problème inquiétant qui s’impose au philosophe relativement à l’avenir des démocraties. Beaucoup d’esprits se demandent, avec M. Schérer, si l’égalité ne menace pas les sociétés démocratiques d’un abaissement progressif, tout comme la fraternité, qui conserve artificiellement les faibles, menace notre espèce d’un abâtardissement progressif. Grâce à la fraternité, le phtisique et le scrofuleux vivent, mais la race en souffre ; de même, grâce à l’égalité politique, l’ignorant et le paresseux sont électeurs, mais l’état en pâtit. Comment admettre tout le monde au partage de la puissance sociale sans y admettre une quantité d’incapables et d’indignes dont l’action affectera le corps social, l’administration publique, le caractère national ? Ce que les mauvais gagneront, tous ceux qui valent mieux qu’eux ne l’auront-ils point perdu[1] ? Par une sorte d’ironie de l’histoire, les vertus mêmes des sociétés modernes, liberté, égalité, fraternité, seraient ainsi des germes de ruine. Visant au progrès, ces sociétés seraient condamnées au recul ; aspirant à ennoblir la condition humaine, elles ne réussiraient qu’à la corrompre. Toutes ces contradictions reviennent à l’antinomie fondamentale du droit de suffrage, accordé à tous, et de la capacité, qui n’appartient réellement qu’à un certain nombre : c’est l’éternelle opposition de la démocratie politique et de l’aristocratie naturelle.

Si les sociétés modernes n’arrivent pas à résoudre ces problèmes, elles périront nécessairement. Sans prétendre à une solution complète, le philosophe peut du moins tenter de poser exactement les questions, appeler sur les difficultés l’attention de tous et indiquer des méthodes générales pour les résoudre. Nous essaierons d’esquisser ici, dans ses traits principaux, la philosophie du suffrage universel. Il en est qui en font une religion : nous nous tiendrons plus près de terre. Nous rechercherons le principe et le but de cette institution tout humaine, ses effets avantageux ou nuisibles, enfin les moyens de la relever, parmi lesquels le plus efficace est encore

  1. M. Schérer, la Démocratie, p. 83.