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l’éducation nationale. Chacun doit, pour sa part, s’efforcer de se faire à ce sujet des idées exactes, car nulle question n’est plus vitale pour notre pays ; nulle aussi n’intéresse davantage les autres peuples : nulle n’est plus nationale et plus universelle.


I

Il y a trois théories, principales du suffrage. En premier lieu, on peut le considérer comme la métamorphose dernière de la force et de la lutte pour la vie, qui, selon les partisans de Darwin, régit l’humanité. Puisqu’il faut, tôt ou tard, en venir à un traité de paix, faisons-le avant la bataille au lieu de le faire après, remplaçons les coups de fusil par les bulletins de vote. Ainsi nous aurons fait une économie d’hommes et de forces, une réserve de puissance vive qui sera utilisée à un meilleur usage. Le suffrage universel peut être défini, à ce point de vue, un moyen que la force emploie, dans les sociétés modernes, pour se calculer elle-même et se donner la conscience de soi en même temps que la conscience des forces contraires.

La seconde théorie du suffrage le recommande au nom de l’utilité et du bonheur commun ; les nations modernes, de plus en plus émancipées, ne se trouvent heureuses que si elles font en définitive ce qu’elles veulent, si elles reconnaissent dans leur état présent le résultat de leur volonté présente, tout en conservant le pouvoir de modifier leur situation en modifiant leur volonté. Quand l’avis de tous n’est pas le meilleur possible, du moins il est le plus propre à satisfaire actuellement tout le monde : l’expérience fera reconnaître en quoi il faut l’amender. — Oui, mais s’il est trop tard ? Il y a des expériences qui aboutissent à la perte d’une province ; il y en a qui peuvent aboutir à la ruine d’une nation. M. Spencer a beau nous dire : — « Les vœux de chaque individu sont l’expression de ses besoins tels qu’il les sent ; les vœux d’une nation sont de même le produit d’un besoin généralement senti ; » — nous répondrons qu’il est des besoins généraux que les individus peuvent ne pas sentir ou dont ils peuvent ne pas se rendre compte, surtout quand il s’agit d’affaires internationales. Même dans les affaires intérieures de la nation, un besoin général n’est pas une simple somme de besoins particuliers : il y a des intérêts supérieurs, non-seulement de l’ordre intellectuel, esthétique et moral, mais même de l’ordre économique et politique, dont les individus, pris en masse, peuvent ne point avoir ni la connaissance ni le simple sentiment. M. Spencer répond : — Si le vote d’un peuple n’est pas l’expression de l’utilité et de la vérité absolues, il est du moins