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arbitraire ; nous naissons Français, Anglais, Allemands, sous tel gouvernement, au milieu de telles institutions et de telles mœurs. Il y a non-seulement solidarité historique, mais encore solidarité organique entre les membres de la nation. Le radicalisme actuel, avec Rousseau, ne voit guère dans l’état que le côté conventionnel ; il fait de l’état « un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » C’est oublier que « le corps collectif » n’est pas seulement formé par les voix d’une assemblée, qu’il existe avant toute assemblée délibérante, qu’il a sa « vie » indépendamment de toute délibération, qu’il a sa « volonté » même résultant de la somme des tendances inhérentes à ses parties, de ses instincts, de son tempérament, de son histoire. L’assemblée politique ne produit même pas le « moi » de la nation, c’est-à-dire la pensée générale et la volonté générale ; elle est seulement un moyen d’acquérir la conscience de ce moi et d’en assurer la direction réfléchie. L’individu, par sa conscience, constitue-t-il sa propre existence et sa vie propre ? Nullement, il existe et vit d’abord, il prend ensuite conscience de soi s’il peut et comme il peut : de même pour la nation, dont la conscience ne saisit le plus souvent que les résultats superficiels, les symptômes de la santé et de la maladie, non les causes profondes.

D’après les principes que nous venons de poser, que devient le droit de suffrage ? Il acquiert un troisième caractère et apparaît comme une fonction sociale, une fonction de la conscience collective. Par le suffrage, pourrait-on dire, toutes les cellules du corps politique sont appelées à prendre leur part de la vie intellectuelle et volontaire, à devenir en quelque sorte des cellules conscientes et dirigeantes comme celles du cerveau. Or l’idée de fonction entraîne celle de capacité. Il ne suffirait pas à un homme de décréter que les cellules de son pied prendront part à la conscience réfléchie et à la direction réfléchie de son organisme pour les en rendre effectivement capables ; même dans le cerveau, toutes les cellules ne sont pas développées au même degré ni susceptibles de la même conscience.

En résumé, ne voir dans le suffrage, comme on le fait presque toujours, qu’un seul aspect, — soit le côté individuel, soit le côté contractuel, soit le côté social, — c’est, selon nous, laisser échapper l’un ou l’autre des trois rapports constitutifs du suffrage : rapport de l’individu à soi-même, rapport de l’individu aux autres individus comme tels, rapport de l’individu à l’état comme tout organique. À ces trois points de vue, le droit suppose la capacité : 1° capacité de se gouverner soi-même ; 2° capacité d’exercer par