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de chanter Briarée aux cent bras, la Renommée aux cent bouches. Ces bras et ces bouches s’arrangeront comme ils le pourront avec les données générales du squelette et des muscles. L’auteur ne s’en occupe pas ; au fond, il veut dire simplement que Briarée est très fort et la Renommée très bavarde. Pour le peintre ou le dessinateur, la traduction littérale de cette hyperbole poétique est une impossibilité absolue ; il ne peut figurer cent bras que s’il a cent épaules pour les attacher ; il ne peut mettre cent bouches que sur cent têtes distinctes sous peine d’aboutir à des monstruosités incompréhensibles. A serrer de près la question, on voit même que cent veut ici dire beaucoup.

Bref, dans les vers, les descriptions ne valent que pour fournir une direction générale, des points de repère et comme une sorte de base d’opérations aux idées musicales qu’éveillent, dans l’imagination de l’auditeur, les combinaisons de timbres et de rythmes qui dépeignent les mouvemens de l’âme de l’auteur. Dans une certaine mesure, c’est comme le livret d’un bel opéra italien, comme le titre qui figure en tête d’une sonate, d’un quatuor, d’une symphonie.

De ces difficultés sans nombre dont nous n’avons pas cherché à dissimuler l’importance, quelques critiques contemporains ont cru pouvoir conclure que la traduction pittoresque d’un grand poème était une œuvre non-seulement ingrate, mais irréalisable, contre la nature même en quelque sorte des arts du dessin. Le peintre, disent-ils, doit peindre seulement ce qu’il a vu ; il doit se contenter d’apporter toutes chaudes, toutes vives, en quelque sorte, au spectateur les impressions qu’il a effectivement reçues des choses, sans y mêler des souvenirs littéraires, des visées philosophiques ou sentimentales. Cette conclusion contient sans doute une part de vérité, en ce sens qu’elle implique la nécessité absolue de ne parler aux yeux que le langage des formes et des couleurs, mais elle est beaucoup trop étroite et rigoureuse. A la prendre à la lettre, elle aboutirait à bannir de l’art du peintre non-seulement l’interprétation d’un texte, mais la composition, l’imagination, l’invention elles-mêmes ; à sacrifier l’art des Léonard, des Raphaël, des Titien, des Prudhon à l’art visiblement inférieur de nos impressionnistes. Pour avoir le pinceau ou le crayon à la main, un artiste ne peut s’interdire d’éprouver les émotions sublimes que font naître en lui le récit d’un événement historique, la lecture de ces monumens littéraires qui s’appellent l’Iliade ou la Divine Comédie. Sous l’influence de ces émotions, mêmes, son imagination s’échauffe et s’allume ; il ressent à son tour le besoin de produire au dehors ce qui se passe dans son âme. S’il est véritablement peintre, ses impressions se traduisent par des formes aussi exactes, d’un contour, d’une couleur et d’un sentiment aussi justes que s’il avait assisté lui-même aux scènes qu’il retrace.