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Correspondance, l’une des plus curieuses pourtant que l’on puisse lire, à bien des égards l’une des plus instructives, et, en tout cas, la vraie source où doivent remonter ceux qui ne veulent pas se borner à redire de Fénelon ce que déjà vingt autres en ont dit avant eux ? Très différentes, en effet, des lettres de Bossuet, qui sont surtout des lettres d’affaires, fort utiles sans doute, mais non pas indispensables à la connaissance de son caractère, les lettres de Fénelon, sans en excepter les lettres de direction et de spiritualité, toutes personnelles, sont vraiment l’homme même, et l’homme tout entier. Qui ne les a pas lues, peut avoir lu toutes ses œuvres, les Aventures de Télémaque et celles d’Aristonoüs, il ne connaît pas Fénelon ; et réciproquement, quiconque les a lues pourrait presque se passer d’en lire davantage, il connaît Fénelon autant qu’on le puisse connaître.

C’est ce que M. Emmanuel de Broglie a compris admirablement. Seul ou presque seul avant lui, M. Désiré Nisard, dans un chapitre classique de son Histoire de la littérature française, avait su faire usage de cette précieuse correspondance. Mais c’était trop peu d’un chapitre, il y fallait un livre, et c’est ce livre aujourd’hui que nous avons le plaisir d’annoncer. Tandis que les érudits de la nouvelle école s’acharnaient à la trouvaille de quelque billet inédit ou de quelque anecdote égarée dans le fatras d’un annaliste obscur, M. Emmanuel de Broglie se laissait vivre, en quelque façon, dans la journalière et intime familiarité du grand homme. Il se laissait insensiblement séduire, comme le petit troupeau jadis et comme tant d’autres depuis lors, au charme de cette conversation si vive, si ingénieuse, si caressante. Il gravait dans sa mémoire un à un, lentement, les traits particuliers de cette physionomie unique. Et il composait enfin, avec des couleurs pures, un portrait digne à la fois de la réputation du modèle et de l’art dont le peintre avait déjà donné des preuves.

Est-ce à dire qu’il soit de tous points et parfaitement ressemblant ? C’est une autre question, et nous touchons précisément ici ce qui fait l’originalité de Fénelon lui-même. De cette physionomie si mobile, en effet, il semble que l’on puisse tracer vingt portraits différens, et dans chacun desquels il y ait quelque chose du modèle, sans qu’aucun cependant soit Fénelon tout entier. Ou encore : quand on a rassemblé successivement tous les traits qui doivent servir à le peindre et que, l’un après l’autre, on les a fidèlement reproduits, il ne manque plus qu’une touche, la dernière, et, selon comme on la donne, c’est un tout autre personnage aussitôt que l’on voit apparaître. C’est qu’il y a de tout en lui, Saint-Simon avait raison : du docteur et du novateur, pour ne pas dire de l’hérétique ; de l’aristocrate et du philosophe, au sens où le XVIIIe siècle allait entendre ce mot ; de l’ambitieux et du chrétien ; du révolutionnaire et de l’inquisiteur, de l’utopiste et de l’homme