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d’état, du bel esprit et de l’apôtre : tous les contraires dans le même homme, et dans un seul esprit toutes les extrémités. Quand on tombe sur de certains passages du Traité de l’existence de Dieu, il semble que l’on ait affaire, au lieu d’un prélat catholique, à quelque disciple éloquent de Spinoza. Sa fameuse Lettre à Louis XIV, — dont on serait si tenté, pour beaucoup de raisons, de nier l’authenticité, — respire par endroits le fanatisme insolent d’un pamphlétaire de Hollande. Dans une autre lettre, moins connue, non moins digne de l’être, Sur la Lecture de l’Écriture sainte, vous croiriez presque entendre la plaisanterie de Bayle, et déjà comme qui dirait le ricanement de Voltaire. Et c’est encore ainsi que, dans sa vie publique, on le voit alternativement passer de l’un à l’autre extrême, tantôt d’une facilité, d’une largeur, d’une tolérance qui l’ont fait célébrer par les encyclopédistes comme l’un de leurs précurseurs, et tantôt d’une sécheresse, d’une rigidité, d’une dureté qui dépasse étrangement celle que l’on continue de reprocher à Bossuet ; plus humble aujourd’hui que le plus humble des enfans de l’église, et demain plus altier que le plus altier des ducs et pairs ; doux et violent tour à tour, jamais semblable, et parmi tant de transformations toujours identique à lui-même.

Or, entre tous ces traits, quel est le décisif, voilà ce qu’il est bien hasardeux de dire, et voilà ce qui rend l’homme si difficile à saisir. Saint-Simon y avait vu surtout l’ambitieux ; d’Alembert, au XVIIIe siècle, y vit surtout le philosophe, ou même le citoyen ; M. Nisard, plus près de nous, y a vu surtout l’utopiste ; Sainte-Beuve s’est attaché surtout à l’écrivain, sans se soucier beaucoup de pénétrer fort avant dans la connaissance de l’homme : c’est aujourd’hui le chrétien que M. Emmanuel de Broglie s’est complu à remettre en lumière. Exilé de la cour, pour des raisons politiques autant que religieuses, par un roi qui ne pardonnait guère, et tombé dans la disgrâce d’une femme dont il avait failli compromettre irréparablement le crédit, Fénelon, s’il n’était pas mort de ce jour même aux ambitions de sa maturité, se serait donc pendant quinze ans courageusement efforcé d’y mourir, « Les combats que l’ambition la plus noble et la plus désintéressée, mais enfin l’ambition, livra dans le cœur de cet homme si supérieur, au détachement chrétien, » tel serait, selon son nouvel historien, le drame intérieur de ces longues années d’exil ; et la victoire définitive de « l’homme nouveau sur le vieil homme, » après bien des défaites et au prix de bien des sacrifices, telle serait la leçon que l’illustre archevêque de Cambrai nous aurait léguée en mourant. Et certainement, dans cette manière ingénieuse et neuve de représenter Fénelon, il y a de la vérité, beaucoup de vérité, assez de vérité pour que nous nous efforcions de la bien séparer de l’exagération d’elle-même, tantôt en appuyant sur quelques traits que M. Emmanuel de Broglie