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profondément touchée de ce vœu triste et tendre : « Si j’avais un cœur de cristal où vous pussiez voir la douleur qui m’a pénétrée, vous connaîtriez avec quelle vérité je souhaite que la Providence ne dérange point l’ordre de la nature. » À ces traits vifs sortis du cœur se mêlaient toujours çà et là quelques réflexions philosophiques. Le jeu que Mme de Grignan aimait le mieux, parce qu’il convenait à son génie froid et calculateur, était le jeu des échecs : il lui fournissait matière à réflexions : « Vous me dites sur les échecs ce que j’ai souvent pensé ; je ne trouve rien qui rabaisse tant l’orgueil ; ce jeu fait sentir la misère et les bornes de l’esprit. » Le temps qui coule était aussi l’un des objets les plus habituels de pensées mélancoliques ; elle disait : « Il est quelquefois aussi bon de le laisser passer que de le vouloir retenir. » Voici encore une autre pensée, qui est devenue plus tard le motif du Diable boiteux de Le Sage : « Ce que vous m’avez mandé de ce monde qui paraîtrait un autre monde si on voyait le dessous des cartes de toutes les maisons me paraît une bien plaisante et bien véritable chose. »

Vers le mois de mai 1680, Mme de Sévigné part pour les Rochers, et sa fille se plaint vivement et spirituellement de ce surcroît de distance qui les sépare. Sa mère ne fait que la répéter : « Il me semble que je vous ai mandé tout ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement : faut-il que nous ne soyons pas encore assez loin et qu’après mûre délibération, nous y mettions encore cent lieues volontairement ? Je vous renvoie quasi votre lettre ; c’est que vous avez si bien tourné ma pensée que je prends plaisir à la répéter. » Néanmoins, avec sa philosophie à la La Rochefoucauld, Mme de Grignan ajoutait qu’il y avait à tout des consolations : « Vous me dites fort plaisamment qu’il n’y a qu’à laisser faire l’esprit humain, qu’il saura bien trouver ses petites consolations et que c’est sa fantaisie d’être content. » Ailleurs elle avait déjà soutenu « qu’il n’y a pas d’absence, » voulant dire sans doute que des âmes qui sont pleines l’une de l’autre n’ont pas besoin d’être réunies en un point de l’espace et qu’elles ne sont jamais réellement absentes l’une pour l’autre. Mais Mme de Sévigné ne goûtait pas cette philosophie idéaliste : « Comment appelez-vous ce que l’on sent quand la présence est si chère ? Il faut par nécessité que le contraire soit bien amer. »

Quelque magnifique que fût la vie des grands seigneurs d’autrefois, elle était, au fond, assez misérable par la disproportion des ressources et des dépenses. Pendant l’hiver, M. et Mme de Grignan étaient obligés de vivre à Aix, qui était la capitale de leur gouvernement, et ils y faisaient des dépenses royales ; après l’hiver, il fallait revenir à leur château pour faire des économies. Mme de