Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

piquée de cette interprétation : « Je crois que vous vous souviendrez que l’ingratitude est ma bête d’aversion. Vous avez oublié tout cela, puisque vous avez cru voir quelque chose de forcé dans ce que je vous disais : je le sentis, mais sauvez-moi du moins de la pensée que j’aie voulu me parer de cette générosité de province. »

Entre autres talens, la comtesse de Grignan paraît avoir le don de peindre les personnes, d’en faire ressortir les ridicules. Les portraits devaient être vivans si l’on en juge par les reflets que nous en trouvons dans les lettres. Il s’agit d’un pédant, par exemple, qui a rappelé à Mme de Sévigné la comédie de Molière : « Vous me représentez fort plaisamment votre savantas ; il me fait souvenir du docteur de la comédie, qui veut toujours parler… Vous parlez de peinture : celle que vous faites de cet homme, pris et possédé de son savoir, qui ne se donne pas le temps de respirer, ni aux autres, et qui veut rentrer à toute force dans la conversation, ma chère enfant, cela est du Titien. » Dans une autre lettre, il s’agit d’une folle entichée de sa naissance, peinte sur le vif et qui réveille encore un souvenir de Molière : « Je veux vous dire que votre dernière lettre est d’une gaîté, d’une vivacité, d’un currente calamo qui me charme… Bon Dieu ! avec quelle rapidité vous nous dépeignez cette femme ! .. C’est moi qui vous remercie d’avoir pris la peine de tout quitter pour venir impétueusement me redonner cette personne. Le plaisant caractère ! toute pleine de sa bonne maison, qu’elle prend depuis le déluge et dont on voit qu’elle est uniquement occupée ; M. de Sotenville en grand volume ; tous ses parens, guelfes ou gibelins, amis ou ennemis, dont vous faites une page la plus plaisante du monde ; ses rêveries d’appeler le marquis de Noailles ses ennemis ; elle croit parler des Allemands, et toutes les couronnes dont elle s’entoure et s’enveloppe, ses étonnemens en voyant votre teint naturel : elle vous trouve bien négligée de laisser voir la couleur des petites veines et de la chair qui le composent et elle trouve bien plus aimable son visage habillé, et vous trouve, comme vous dites, fort négligée et toute déshabillée, parce que vous montrez le visage que Dieu vous a donné. » Dans cette même lettre, qui devait être si amusante, Mme de Grignan racontait aussi un voyage qu’elle avait fait en Languedoc : « Vous avez vu M. de Baville, la terreur du Languedoc, vous y avez vu aussi M. de Broglie. » On s’intéresse à ces rencontres de noms ; et l’on aime à se représenter la fille de Mme de Sévigné conversant avec l’arrière-grand-père du gendre de Mme de Staël. Un autre récit piquant de la même lettre était celui d’un songe de Mme de Grignan, dans lequel elle avait deviné, sans les avoir vus, les changemens que son frère avait faits à sa propriété des Rochers : « J’ai été surprise de votre songe ; vous le croyez un mensonge parce que vous avez vu qu’il n’y