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je n’étais fort assurée que vous ne les refeuilletterez ni ne les relirez jamais, je craindrais tout d’un coup de me voir imprimée par la trahison de nos amis. » Mme de Grignan avait dit à sa mère que ses lettres égalaient Voiture et Nicole. Elle est toute confuse de cette louange : « Voiture et Nicole ! Bon Dieu, quels noms ! Eh ! qu’est-ce que vous me dites, ma chère enfant ? » C’était alors un grand éloge, qui, aujourd’hui, nous paraît bien mince. Sans doute, Mme de Sévigné est pour nous un bien autre écrivain que Voiture et Nicole ; mais, si l’on se reporte au point de vue des admirations de ce temps-là, c’était, en effet, un très haut hommage. Ce que Mme de Grignan voulait dire en réunissant ces deux noms, alors si illustres, c’est que les lettres de sa mère brillaient à la fois par l’agrément et la solidité. Voiture étant alors pris pour le modèle de l’agrément et de la grâce, et Nicole pour un modèle de raison et de philosophie. Ce qui est vrai, c’est que Mme de Sévigné a, de plus que Voiture, le naturel et la vérité, et une imagination bien plus fleurie et bien plus originale, et qu’elle a, de plus que Nicole, la profondeur et l’imprévu. Si l’on voulait reprendre la pensée de Mme de Grignan, en choisissant des noms plus dignes d’elle, on dirait qu’il y a en elle du La Fontaine et du Bossuet.

Mme de Grignan s’était amusée à raconter à sa mère, sous forme de roman, tout ce qui se passait dans son château, mais elle était restée en route et n’avait pas fini son histoire. Mme de Sévigné la relance et la presse sur ce sujet : « Mais, ma belle, par votre foi, pensez-vous qu’il n’y ait qu’à nous donner un premier tome du Roman de la Princesse, de l’Infante, du Premier Ministre, aussi joli que celui que nous avons vu, et puis de nous planter là ? Je ne le souffrirai point. Je veux absolument savoir ce qu’est devenue cette bonne et juste résolution de la princesse ; j’ai bien peur qu’elle ne se soit évanouie par la nécessité des affaires, par le besoin qu’on a du ministre, par le voyage précipité, par l’impossibilité de ramasser les feuilles de la sibylle, follement et témérairement jetées en l’air pendant dix ans… Il faut une suite à cette histoire. Il faut que je sache aussi le succès du voyage de M. Prat auprès de l’amant forcené de la princesse Truelle. Je voudrais bien savoir qui étaient ces confidens du premier ministre et de la favorite qui recevaient les courriers. » Il est assez facile de rétablir les noms de cette histoire. La princesse, c’est Mme de Grignan ; l’infante, c’est Pauline ; le premier ministre, c’est l’intendant (Anfossi) ; la favorite, c’est Montgobert, et l’amant de la princesse Truelle, c’est le chevalier de Grignan, qui aimait tant à bâtir. On ne voit point que Mme de Grignan ait donné suite à cette fantaisie.