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autrement, on n’aurait rien à se dire, et la correspondance serait impossible. Là comme ailleurs se manifeste la contradiction des deux humeurs : Mme de Grignan, positive et exacte, s’ennuie des questions qui ne servent à rien, des réponses qui ont perdu leur à-propos ; sa mère, vivant plus par l’imagination, s’abandonne au plaisir de causer, sans se soucier ni de l’à-propos ni de l’événement : « Il ne faut point s’embarrasser du contretemps de nos réponses… C’est un chagrin qui est attaché à celui de l’éloignement ; il faut s’y soumettre. » L’un de ces contretemps était la maladie : c’est ce qui arrivait à ce moment même au jeune marquis de Grignan : « Vous pouvez penser, ma bonne, quelle nouvelle pour moi que de vous savoir à Saint-Andéol avec votre petit garçon malade, une grosse fièvre et tous les signes de la petite vérole ou de la rougeole. C’est une chose terrible que l’éloignement : je reçois votre lettre ; il y a huit jours qu’elle est écrite, de sorte que tout est changé de face ; tout est bien ou mal. C’est comme le tonnerre : quand nous entendons le bruit, le coup est donné. »

Mme de Grignan avait écrit à sa mère qu’elle voudrait être oiseau pour aller aux Rochers : « Vous me parlez de voler un peu dans les airs, comme un oiseau ; la jolie chose ! Je suis persuadée que M. de Grignan voudrait vous permettre de passer quelques semaines aux Rochers. Je n’oserais vous présenter une pareille vision de la taille dont je suis. » Une autre vision non moins plaisante est celle dont s’avise Mme de Grignan à propos de la naissance d’une fille chez le comte de Guitaut ; celui-ci en avait déjà sept, et Mme de Sévigné appelait celle-ci leur « centième fille. » On devine le genre de plaisanterie de Mme de Grignan, à laquelle sa mère fait allusion dans la phrase suivante : « Votre vision de la bassette est fort plaisante. Enfin ils joueront tous leurs biens sur cette même carte : ils sont piqués. Ne serait-il pas plus agréable et plus sage de quitter tout à fait le jeu ? Vous employez bien mieux votre temps à cultiver l’esprit de votre petit garçon. » Mme de Grignan exerçait son fils à écrire des lettres, et elle y mettait une certaine méthode : « Il n’y a rien de si bon que ce que vous faites pour lui donner l’envie d’écrire ; vous lui faites penser l’un après l’autre et le conduisez à faire une lettre qui lui est entièrement inutile quand elle est faite d’une autre façon. » Dans une autre lettre, Mme de Grignan avait raconté une assez vilaine histoire. Mme de Sévigné y fait allusion et la reproduit sans grande façon : « La vilaine bête ! Mais de quoi s’avise-t-elle de vous apporter son cœur sur ses lèvres et de venir de quinze lieues loin pour rendre tripes et boyaux en votre présence ? »