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d’un sang, mêlé et troublé par de profondes révolutions morales[1], il porte en lui un germe bizarre : au physique, c’est un avorton ; au moral, c’est un prétendant, qui prétend aux plus grands rôles. Dès la première enfance, son père, médecin, l’a destiné à être un savant ; sa mère, idéaliste, l’a préparé pour être un philanthrope, et, de lui-même, il a toujours marché vers cette double cime. « A cinq ans[2], dit-il, j’aurais voulu être maître d’école ; à quinze ans professeur ; auteur à dix-huit ; génie créateur à vingt ; » ensuite, et jusqu’au bout, apôtre et martyr de l’humanité. « Dès mon bas âge, j’ai été dévoré par l’amour de la gloire, passion qui changea d’objet pendant les diverses périodes de ma vie, mais qui ne m’a pas quitté un seul, instant. » Pendant trente, ans, il a roulé en Europe ou végété à Paris, en nomade ou en subalterne, écrivain sifflé, savant contesté, philosophe ignoré, publiciste de troisième ordre, aspirant à toutes les célébrités et à toutes les grandeurs, candidat perpétuel et perpétuellement repoussé : entre son ambition et ses facultés la disproportion était trop forte. Dépourvu de talent[3], incapable de critique, médiocre d’esprit, il n’était fait que pour enseigner une science ou exercer un art, pour être un professeur ou un médecin plus ou moins hasardeux et heureux, pour suivre, avec des écarts, une voie tracée d’avance. Mais, dit-il, « j’ai constamment rejeté tout sujet sur lequel je ne pouvais me promettre… d’arriver à de grands résultats et d’être original, car je ne puis me décider à remanier un sujet bien traité, ni à ressasser les ouvrages des autres. » Partant, lorsqu’il essaie d’inventer, il copie ou il se trompe. Son Traité de l’Homme est un pêle-mêle de lieux-communs physiologiques et moraux, de lectures mal digérées, de noms enfilés à la suite et comme au hasard[4], de suppositions gratuites, incohérentes, où les doctrines du XVIIe et du XVIIIe siècle s’accouplent sans rien produire que des phrases creuses. « L’âme et le corps sont des substances distinctes, sans nul rapport

  1. Chevremont, I, pages 1 et 2. Sa famille paternelle était espagnole, établie depuis longtemps en Sardaigne. Son père, le docteur Jean Mara, ayant quitté le catholicisme, vint à Genève, y épousa une Genevoise, et s’établit dans le canton de Neufchatel.
  2. Journal de la république française, n° 98. Portrait de l’Ami du peuple par lui-même.
  3. Lire son roman : les Aventures du jeune comte Potowski. Lettres de Lucile : « Je ne pense qu’à Potowski ; allumée au flambeau de l’amour, mon imagination me présente sans cesse sa douce image. » — Lettre de Potowski, après son mariage : « A présent, Lucile accorde, à l’amour tout ce que permet la pudeur… Dans les transports de mon ravissement, je crois les dieux jaloux de mon sort. »
  4. Préface, XX. : « Descartes, Helvétius, Haller, Lecat, ont tous ignoré les grands principes ; on les voit faire de la connaissance de l’homme une énigme, un secret impénétrable. » En note : « On en voit les preuves dans les ouvrages des Hume, des Voltaire, des Bonnet, des Racine, des Pascal. »