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s’efforce de les préserver quand ils sont à terre. — Au milieu de tant de bavards et d’écrivailleurs dont la logique est verbale ou dont la fureur est aveugle, qui sont des serinettes à phrases ou des mécaniques à meurtre, son intelligence, toujours large et souple, va droit aux faits, non pour les défigurer et les tordre, mais pour s’y soumettre, s’y adapter et les comprendre. Avec un esprit de cette qualité, on va loin, n’importe dans quelle voie : reste à choisir la voie. Mandrin aussi, sous l’ancien régime, fut, dans un genre voisin, un homme supérieur[1] ; seulement, pour voie, il avait choisi le grand chemin.

Entre le démagogue et le brigand la ressemblance est intime ; tous les deux sont des chefs de bande, et chacun d’eux a besoin d’une occasion pour former sa bande ; pour former la sienne, Danton avait besoin de la révolution. — « Sans naissance, sans protection, » sans fortune, trouvant les places prises et « le barreau de Paris inabordable, » reçu avocat après « des efforts, » il a longtemps vagué et attendu sur le pavé ou dans les cafés, comme aujourd’hui ses pareils dans les brasseries. Au café de l’école, le patron, bonhomme « en petite perruque ronde, en habit gris, la serviette sous le bras, » circulait autour des tables avec un sourire, et sa fille siégeait au fond comme demoiselle de comptoir[2]. Danton a causé avec elle, et l’a demandée en mariage ; pour l’obtenir, il a dû se ranger, acheter une charge d’avocat au conseil du roi, trouver dans sa petite ville natale des répondans et des bailleurs de fonds[3]. Une fois marié, logé dans le triste passage du Commerce, « chargé de dettes plus que de causes, » confiné dans une profession sédentaire, où l’assiduité, la correction, le ton modéré, le style décent, la tenue irréprochable, étaient de rigueur, confiné dans un ménage étroit qui, sans le secours d’un louis avancé chaque semaine par le beau-père limonadier, n’aurait pu joindre les deux bouts[4], ses goûts larges, ses besoins alternatifs de fougue et d’indolence, ses appétits de jouissance et de domination, ses rudes et violens instincts d’expansion, d’initiative et d’action se sont révoltés : il est impropre à la routine paisible de nos carrières civiles ; ce qui lui convient, ce n’est pas la discipline régulière d’une vieille société qui dure, mais la brutalité tumultueuse d’une société qui se défait ou d’une société qui se fait. Par tempérament et par caractère, il

  1. Cf. l’Ancien Régime, 501.
  2. Danton, par le docteur Robinet, passim. (Notice par Béon, condisciple de Danton. — Fragment par Saint-Albin.) — La Révolution, II, 35, note.
  3. Émile Bos, les Avocats au conseil du roi, 515, 520. (Contrat de mariage de Danton et discussion de sa fortune. De 1787 à 1791, on ne le voit intervenir que dans trois affaires au conseil des parties.)
  4. Mme Roland, Mémoires. (Récit de Mme Danton à Mme Roland.)