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clair encore : « A pareil jour, j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire : j’en demande pardon à Dieu et aux hommes… Dans les révolutions, l’autorité reste aux plus scélérats… Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes[1]. » Mais il a prétendu les gouverner, il a construit le nouvel engin de gouvernement, et, sourde à ses cris, sa machine opère conformément à la structure, et à l’impulsion qu’il lui a données. Elle est là, debout devant lui, la sinistre machine, avec son énorme roue qui pèse sur la France entière, avec son engrenage de fer dont les dents multipliées compriment chaque portion de chaque vie, avec son couperet d’acier qui incessamment tombe et retombe ; son jeu, qui s’accélère, exige chaque jour une plus large fourniture de vies humaines, et ses fournisseurs sont tenus d’être aussi insensibles, aussi stupides qu’elle. Danton ne le peut pas, ne le veut pas. — Il s’écarte, se distrait, jouit, oublie[2] ; il suppose que les coupe-têtes en titre consentiront peut-être à l’oublier ; certainement, ils ne s’attaqueront point à lui : « Ils n’oseraient ; .. on ne me touche pas, moi : je suis l’arche. » Au pis, il aime mieux « être guillotiné que guillotineur. » — Ayant dit ou pensé cela, il est mûr pour l’échafaud.


III

Même avec la résolution ferme de rester le coupe-têtes en chef, il ne serait pas le représentant parfait de la Révolution. Elle est un brigandage, mais philosophique ; le vol et l’assassinat sont inclus dans ses dogmes, mais comme un couteau dans son étui ; c’est l’étui brillant et poli qu’il faut étaler en public, non le couteau tranchant et sanglant. Danton, comme Marat, montre trop ouvertement le couteau. Rien qu’à voir Marat, crasseux et débraillé, avec son visage de crapaud livide, avec ses yeux ronds, luisans et fixes, avec son aplomb d’illuminé, et la fureur monotone de son paroxysme continu, le sens commun se révolte : on ne prend pas pour guide un maniaque homicide. Rien qu’à voir ou écouter Danton, avec ses gros mots de portefaix et sa voix qui semble un tocsin d’émeute, avec sa face de cyclope et ses gestes d’exterminateur, l’humanité s’effarouche : on ne se confie pas sans répugnance à un boucher

  1. Riouffe, 67.
  2. Miot de Mélito, Mémoires, I, 40, 42. — Michelet, Histoire de la révolution française, VI, 134 ; V, 178, 184. (Sur le second mariage de Danton, en juin 1793, avec une jeune fille de seize ans ; sur son voyage à Arcis, en mars 1794.) — Riouffe, 68. En prison, « il parlait sans cesse des arbres, de la campagne et de la nature. »