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veut le comprendre, il faut le regarder en place et parmi ses alentours. Au dernier stade d’une végétation intellectuelle qui finit, sur le rameau terminal du XVIIIe siècle, il est le suprême avorton et le fruit sec de l’esprit classique[1]. De la philosophie épuisée il n’a gardé que le résidu mort, des formules apprises, les formules de Rousseau, de Mably, de Raynal sur « le peuple, la nature, la raison, la liberté, les tyrans, les factieux, la vertu, la morale, » un vocabulaire tout fait[2], des expressions trop larges dont le sens, déjà mal fixé chez les maîtres, s’évapore aux mains du disciple. Jamais il n’essaie d’arrêter ce sens ; ses écrits et ses discours ne sont que des enfilades de sentences abstraites et vagues ; pas un fait précis et plein ; pas un détail individuel et caractéristique, rien qui parle aux yeux et qui évoque une figure vivante, aucune observation personnelle et propre, aucune impression nette, franche, et de première main. On dirait que, par lui-même, il n’a rien vu, qu’il ne peut ni ne veut rien voir, qu’entre lui et l’objet, des idées postiches se sont interposées à demeure[3] : il les combine par le procédé logique, et simule la pensée absente par un jargon d’emprunt ; rien au-delà. A ses côtés, les autres Jacobins parlent aussi ce jargon d’école ; mais nul ne le débite et ne s’y espace aussi longuement et aussi complaisamment que lui. Pendant des heures, on tâtonne à sa suite, parmi les ombres indéterminées de la politique spéculative, dans le brouillard froid et fondant des généralités didactiques, et, à travers tant de tirades incolores, on tâche en vain de saisir quelque chose : rien ne demeure entre les doigts. Alors, avec étonnement, on se demande ce qu’il a dit et pourquoi il parle ; la réponse est qu’il n’a rien dit et qu’il parle pour parler, en sectaire devant les sectaires : ni le prédicant, ni son auditoire ne se lasseront jamais, l’un de faire tourner, l’autre de voir tourner, la manivelle à dogmes. Et c’est tant mieux, si elle est vide ; plus elle est vide, plus elle tourne aisément et vite. Bien pis, dans le mot vide il introduit le sens contraire ; ce qu’il entend par ses grands

  1. L’Ancien Régime, p. 262.
  2. Garat, Mémoires, 84. Garat, qui pourtant est aussi un idéologue, note « son rabâchage éternel sur les droits de l’homme, sur la souveraineté du peuple, sur les principes dont il parlait sans cesse, et sur lesquels il n’a jamais répandu une vue un peu exacte et un peu neuve. »
  3. Lire notamment son discours sur la constitution (10 mai 1793), son rapport sur les principes du gouvernement républicain (25 déc. 1793), son discours sur le rapport des idées religieuses et morales avec les principes républicains (7 mai 1794), et son discours du 8 thermidor. — Carnot, Mémoires, V, 511 : « Dans les délibérations d’affaires, il n’apportait que de « vagues généralités. »