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vie lui échappe, Amiel regrette davantage la réalité qu’il a désertée et dans l’action et dans la pensée, qui est de l’action aussi quand elle se produit sous une forme ordonnée et logique. Il sent qu’il est trop tard pour ressaisir son moi, dispersé, dissous dans les ombres du rêve, à travers le crépuscule de cette vie qui va s’éteindre. Le voilà qui fait le procès aux chimères où il s’est perdu : « L’idéal ne doit pas se mettre tellement au-dessus du réel, qui, lui, a l’incomparable avantage d’exister. L’idéal tue la jouissance et le contentement en faisant dénigrer le présent et le réel. Il est la voix qui dit : « Non ! » comme Méphistophélès. Non, tu n’as pas réussi ; non, cette œuvre n’est pas belle ; non, tu n’es pas heureux ; non, tu ne trouveras pas le repos ; tout ce que tu vois, tout ce que tu fais, tout est insuffisant, insignifiant, surfait, contrefait, imparfait. » — La pensée est mauvaise sans l’action et l’action est mauvaise sans la pensée… L’examen de soi est dangereux s’il usurpe sur la dépense de soi ; la rêverie est nuisible quand elle endort la volonté ; la douceur est mauvaise quand elle ôte la force ; la contemplation est fatale quand elle détruit le caractère. » Et, résumant toute l’expérience de sa vie, il constate, en termes singulièrement expressifs, que « le réel se vicie quand l’idéal n’y ajoute pas son parfum, mais que l’idéal lui-même, s’il ne s’intègre pas avec le réel, devient un poison[1]. » Aveu tardif et inutile ; il s’est enivré de ce poison, il est trop tard pour rentrer dans l’ordre, pour rétablir en soi l’équilibre.

Amiel continuera donc l’œuvre tout intérieure et subjective de son journal sans se faire illusion, sans même se masquer l’impuissance désormais contractée et incurable de faire un livre : « Je n’ai jamais suivi méthodiquement l’apprentissage d’auteur, dit-il ; cela m’eût été utile et j’avais honte de l’utile… Quand je pense que j’ai toujours ajourné l’étude sérieuse de l’art d’écrire, par tremblement devant lui et par amour secret pour sa beauté, je suis furieux de ma bêtise et de mon respect. L’aguerrissement et la routine m’auraient donné l’aisance, l’assurance, la gaîté, sans lesquelles la verve s’éteint… Tout au contraire, j’ai pris deux habitudes d’esprit opposées : l’analyse scientifique qui épuise la matière et la notation immédiate des impressions mobiles. L’art de la composition était entre deux : il veut l’unité vivante de la chose et la gestation soutenue de la pensée[2]. » Le Journal intime n’a pas de procédés ; son charme et « son péril sont dans sa liberté même. Il faut bien dire ce qu’il est : « c’est un oreiller de paresse[3] ;

il dispense de
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  2. Page 194.
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