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preuve que ces mille accens indiscernables composent bien la note fondamentale de notre être et donnent le timbre de notre situation d’ensemble[1]. »

La nature l’attire ; elle est sa grande tentation ; elle le fascine, mais en même temps elle lui fait peur. C’est qu’il y a chez lui un bouddhiste qui se développe de plus en plus à travers la vie, et qui, vers la fin, tend à dominer, sous l’influence de certaines circonstances personnelles et sociales. Son éducation germanique, son initiation à l’école de Schelling et l’empreinte qu’il en avait reçue le disposaient à une sorte d’idéalisme et même de quiétisme. La nature, au point de vue de la physiologie, pourrait bien n’être qu’une illusion forcée, une hallucination constitutionnelle. Et ici la conception allemande de la Philosophie de la nature rejoint sans peine la vieille sagesse hindoue, qui fait du monde le rêve de Brahma. Maya, l’éternelle illusion, serait-elle donc le vrai nom de la nature ? Serait-ce la vraie déesse ? Maya, c’est-à-dire un phénoménisme incessant, fugitif et indifférent, l’apparition de tous les possibles, le jeu inépuisable de toutes les combinaisons. Et alors, pourquoi ce jeu ? Qui doit-il amuser ? Pour qui cette artiste équivoque travaille-t-elle ? Pour qui, comme disent les poésies philosophiques de l’Inde, cette danseuse fardée s’agite-t-elle sur la scène ? La nature est-elle même le rêve d’un dieu ? Ne serait-elle par hasard, comme le voulait Fichte, que le rêve solitaire de chaque moi ? « Le moindre imbécile serait donc un poète cosmogonique projetant de son cerveau le feu d’artifice de l’univers sous la coupole de l’infini ? » Il y a des heures, de plus en plus nombreuses dans sa vie déclinante, où Amiel est tenté de croire à une grande et universelle mystification, où il s’écrie : « Oui, la nature est bien pour moi une maya. Aussi ne la regardé-je qu’avec des yeux d’artiste. Mon intelligence reste sceptique[2]. »

Et voilà les grands problèmes qui s’éveillent et s’agitent. Tous les systèmes opposés se heurtent dans sa tête : stoïcisme, bouddhisme, christianisme. On a donné au stoïcisme et au bouddhisme des noms nouveaux, mais qui n’ont rien changé à leur essence. La question reste la même de Bouddha à Schopenhauer. Y a-t-il un dernier pourquoi de la vie ? L’existence est-elle un leurre ? « L’individu est-il une dupe éternelle qui n’obtient jamais ce qu’elle cherche et que son espérance trompe toujours ? »

Bien des raisons diverses l’inclinaient vers les doctrines tristes. C’était d’abord une sorte d’indolence orientale, d’inertie voulue, de contemplation paresseuse, telle que la pratiquent les sages de l’Inde. Il

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