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des sentimens de chagrin et de tendresse qu’une si cruelle séparation devait naturellement provoquer. Quelque froide que l’on suppose avoir été Mme de Grignan, cependant, sous l’empire de certaines circonstances, son cœur ressentait des élans d’émotion vraie, qui se contenaient en présence de sa mère. Les personnes naturellement froides et qui ont une certaine honte à s’épancher, le font plus facilement la plume à la main. Sans doute, une mère comme Mme de Sévigné est portée à tout idéaliser dans l’objet de sa passion. Elle voulait absolument trouver dans sa fille un écho à ses propres sentimens ; elle lui prêtait sa propre richesse ; mais peut-on croire que des lettres indifférentes eussent suggéré ces tendres paroles d’une mère reconnaissante : « Vous m’aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d’une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance… Je n’en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur. » Elle les trouve « si tendres et si naturelles qu’il est impossible de ne pas les croire. » En même temps, la femme de goût et d’esprit, qui même en parlant à sa fille, et en toute abondance du cœur, n’a jamais négligé, et a même peut-être un peu recherché l’art d’écrire, caractérisait d’un trait juste et vif le genre de talent qui devait distinguer Mme de Grignan, et qui est précisément celui que nous sommes portés à lui attribuer, à savoir : « une noble simplicité. » — « Vos lettres, dit-elle ailleurs, sont pleines de justesse et d’agrément. »

Dès ces premières lettres nous trouvons déjà quelques paroles textuelles et caractéristiques qui sont de Mme de Grignan elle-même. Elle cherchait à expliquer à sa mère pourquoi, en sa présence, elle restait souvent froide, muette, silencieuse : « Vous étiez, disait-elle, le rideau qui me cachait. » Ces mots trahissent bien des sentimens secrets. Devant le brillant, l’enjouement inépuisable, l’éclat de sa mère, la fille se sentait éclipsée, éteinte ; le sentiment de son infériorité la glaçait, la renfermait en elle-même ; elle s’effaçait et peu à peu le froid se glissait en elle, même dans l’intimité. Séparée de sa mère, Mme de Grignan retrouvait la liberté ; sa plume avait plus d’aisance et plus de naturel que sa voix ; elle retrouvait en elle quelque source vive. Mais même alors, la comparaison avec sa mère, son infériorité de génie ne cessait d’obséder sa conscience ; jusque dans la postérité, elle eut peur de cette comparaison ; et aujourd’hui encore, Mme de Sévigné est le rideau qui nous la cache.

Nous voyons aussi dans ces premières lettres que la jeune comtesse entrait dans les détails les plus particuliers de son voyage. C’est ainsi qu’elle écrivait qu’à je ne sais quelle station, Adhémar son beau-frère lui avait cédé son lit. Mme de Sévigné ne manque