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rapports de l’artiste avec son siècle ? Que deviennent toutes ces conditions physiques et morales de temps, de lieu, de culture nationale ? On ne se représente pas un Michel-Ange sans Florence, pas plus qu’on ne se figure un Raphaël sans la Rome et la cour de Léon X, un Rubens sans le milieu flamand, ses influences climatologiques et ses modèles. C’est de ses rapports avec son temps que l’artiste tire ses motifs, quitte à les revêtir d’une forme de son invention, laquelle encore ne lui appartient pas en propre, car, même là, nous le voyons dépendre d’une foule de nécessités historiques, locales, éventuelles. Händel, Mozart, voyagent en Italie, y rencontrent de grands chanteurs qu’ils fréquentent, et les voilà écrivant pour les voix, tandis que Bach et Beethoven, sédentaires, casaniers, confinés dans des pays où la musique de chant n’existe pas, vont, de leur côté, ne prêter qu’une attention médiocre à la voix humaine, dont jamais ils ne connaîtront ni le prestige ni l’emploi. Händel, en Angleterre, met la main sur des sociétés chorales et les organise à son profit, Mozart compose des opéras italiens ; tous les deux produisent en vue des chanteurs dont ils disposent et dont ils sont sûrs. Bach n’a d’exécutans que ceux qu’il forme et quittera ce monde sans avoir entendu la plupart de ses œuvres. Si Beethoven place son centre de gravité dans la musique instrumentale, c’est beaucoup parce que son génie le lui conseille, mais aussi parce qu’il est venu dans une époque spécialement favorable à ce genre de composition et qu’il y a vécu parmi des grands seigneurs ayant tous leur chapelle particulière et leur équipe musicale : pianiste incomparable d’ailleurs, il eut bientôt des orchestres à gouverner. L’opéra allemand n’existait pas, l’italien faisait trêve et ce qu’il allait devenir sous Rossini n’était que pour inspirer au grand homme la très sainte horreur que nous savons.

Comment le génie d’un musicien s’associe à son temps, il y aurait là un sujet d’étude à creuser. Händel et Bach, d’un côté, Mozart et Beethoven, de l’autre, les quatre évangélistes de l’art, tous ayant à la fois produit selon leur temps et selon leur individualité propre, éternels par ce qui fut cette individualité, transitoires par ce qu’ils durent emprunter à leur temps ! Que relevons-nous de caduc chez les deux premiers ? Leurs roulades, leurs cadences emperruquées à la mode des virtuoses du jour ; chez les deux autres, mêmes influences subies, mêmes fautes de goût reprochables au seul milieu et, dans tout le reste, — combinaisons, découvertes, dynamisation des procédés, — une puissance de rénovation qui défie les siècles.

Il n’y a pas à dire, entre la théorie du sentiment et la théorie scientifique du beau musical sans phrase, la lutte est engagée à fond