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depuis longtemps par ses romans, où il se révélait tout entier. Aucun écrivain n’a répandu dans ses livres avec plus de profusion toute l’abondance de son moi. C’est à la fois son charme et son défaut. Ce Souabe, né en 1812 d’une famille juive, s’était voué d’abord à la théologie, et pendant bien des années il ne fut qu’un apprenti rabbin. Quand il se connut mieux, il changea d’idée, il se rendit aux appels de son démon, il se fit homme de lettres, et homme de lettres il est demeuré jusqu’à la fin de ses jours. Mais il restait en lui quelque chose de sa première vocation ; il y a toujours eu un moraliste, un prédicateur, un missionnaire dans ce poète, qui tenait à communiquer à ses lecteurs, selon son expression, ce qu’il y avait de meilleur dans son âme, et ses romans sont comme des chapitres détachés d’un évangile selon saint Auerbach.

Il aimait à s’expliquer, et il cédait trop à son goût. Quand on visite la vallée de la Solle, la Gorge aux loups, ou les âpres solitudes du Long-Rocher, on sait beaucoup de gré à Denecourt, surnommé le Sylvain de Fontainebleau, des peines incroyables qu’il a prises pour que personne ne s’égarât en explorant la merveilleuse forêt dont il a révélé au monde les sites les plus pittoresques. Partout des poteaux, des flèches vous indiquent les chemins, la direction à suivre ; partout des marques bleues vous avertissent des sentiers qui conduisent aux plus beaux points de vue. On trouve quelquefois qu’il y en a trop ; le promeneur s’exposerait volontiers au chagrin de se perdre pour avoir le plaisir de se retrouver. Lorsque Auerbach nous promène dans le cœur et dans les sentimens de ses paysans de la Forêt-Noire, il a peur que nous ne nous perdions, et il multiplie, lui aussi, les poteaux, les flèches, les marques bleues. Impossible d’en ignorer : voilà le sentier qu’il faut prendre pour atteindre au belvédère d’où l’on aperçoit la vie telle qu’Auerbach la voit et telle que vous devez la voir sous peine de le désobliger.

Plus tard, en composant ses longs romans, qui sont bien inférieurs à ses nouvelles, il a poussé plus loin encore sa tendre sollicitude pour le lecteur qui pourrait s’égarer. Il se fait son cicérone, il s’accroche à son bras, il lui détaille les beautés de tous les endroits où il le mène, et rien n’est plus fatigant qu’un cicérone bavard. Ce défaut était à peine sensible dans ses récits villageois, dans Joseph im Schnee, dans la Femme du professeur, dans le Lehnold, dans Barfüssle et dans Edelweiss, dans l’histoire de Diethelm de Buchenberg, qui sont ses chefs-d’œuvre. Quand il les écrivit, il était plus poète que moraliste, et il y avait autant de grâce et de belle humeur que de discrétion dans les homélies qu’il cousait à son récit. Plus tard, le moraliste se donna carrière, le poète était chargé de lui fournir des textes de sermons ; triste servitude pour un poète ! La poésie n’est pas la morale, elle n’est pas non