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Nous avons vu que Mme de Grignan était grosse ; et, comme toutes les mères, elle attendait un fils. Autrement, elle serait « aussi attrapée que la señora qui mit au monde une fille[1]. » L’enfant vint au monde. Mme de Grignan plaisante sur l’amour maternel : « Est-ce que l’on aime cela ? » Elle décrivait l’enfant : il était blond, il avait de grands yeux. Quant au nez, il n’était pas encore dessiné : « Il restait entre la crainte et l’espérance. » Mme de Sévigné remarque que cela est plaisamment dit et que « cette incertitude est étrange. »

Les deux correspondantes continuent à se parler réciproquement de leur style et de leur plume. Il ne faut pas trop s’étonner de cette préoccupation de forme et de style dans des lettres intimes. La longueur des distances, la rareté des voyages, l’absence de papiers publics, donnaient aux correspondances d’alors une tout autre importance qu’à celles d’aujourd’hui. On écrivait sur les affaires publiques ; on se communiquait les nouvelles ; on pensait en commun ; enfin les lettres étaient des événemens. Or, aussitôt qu’un genre d’écrit prend de l’importance, le style y devient une nécessité et une loi. Il suffisait que ces lettres fussent de temps en temps prêtées et montrées pour qu’on cherchât à les parer un peu. Il ne faut pas oublier non plus que la société polie ne faisait que de naître, et avec elle la bonne langue et le bon style. De même qu’on mettait du goût dans la conversation, de même il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on cherchât à en mettre dans les correspondances. Il ne faut pas conclure de là que les lettres de Mme de Sévigné soient des morceaux de littérature préparés d’avance pour les pensions de demoiselles. Au contraire, c’est avant elle que les lettres étaient des morceaux d’apparat et de convention : telles étaient les lettres de Voiture et de Balzac. La grande nouveauté de Mme de Sévigné a été d’appliquer un style exquis à des lettres vraies portant sur les réalités mêmes et non sur des sujets de rhétorique. Ne nous étonnons donc pas de voir Mme de Grignan préoccupée sans cesse de la crainte de mal écrire et que ses lettres ne parussent ennuyeuses à sa mère. Celle-ci passe son temps à la rassurer : « Si votre lettre m’avait ennuyée, outre que j’aurais mauvais goût, il faudrait que j’eusse bien peu d’amitié pour vous. » Elle lui cite l’opinion des juges les plus compétens : « M. de La Rochefoucauld vous mande que si la lettre que vous avez écrite ne vous paraît pas bonne, c’est que vous ne vous y connaissez pas. » Mme de Grignan se rabaissait par vanité et impatientait sa mère : « Quel plaisir trouvez-vous à dire du mal de votre personne et de votre esprit ? » Elle craignait de devenir provinciale ; et les beaux esprits qu’elle avait raillés à

  1. Allusion à un conte de La Fontaine : l’Hermite, 1669.