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garçons. A vingt ans, elle avait lu Rousseau, Byron et d’autres écrivains offrant de même, disait d’un ton de regret l’un de ses maîtres de littérature, une « nourriture peu substantielle. » Des idées d’émancipation intellectuelle commençaient à fermenter dans sa tête. Non qu’elle se soit jamais souciée, à aucun âge, de ce qu’on appelle les droits de la femme ; mais il lui semblait qu’elle avait quelque chose à dire au public, et elle voulait le dire, dût tout Haddington se voiler la face. C’est en faisant des plans d’ouvrages avec Carlyle que leur liaison s’accentua et mûrit. Ils devaient être collaborateurs ; Carlyle du moins l’affirmait avec la fourberie inconsciente des prétendans qui n’hésitent pas à promettre la lune, et Jane Welsh le croyait naïvement. Elle l’épousa même un peu dans cette vue. Pour une fille d’esprit, c’était se mal connaître en hommes ; mais elle avait toujours vécu à Haddington, et Thomas Carlyle ne ressemblait pas du tout aux héros qu’elle avait vus dans ses livres ; il était fait pour dérouter.


I

Les Carlyle étaient d’origine anglaise. C’était une race violente, dure et pieuse. Le père de l’historien, James Carlyle le maçon, était un homme probe et taciturne, courbé sous l’idée et la crainte du péché. Sa femme et ses enfans n’osaient pas l’aimer, raconte son fils : « son cœur paraissait muré. » — Habituellement silencieux, il avait, lorsqu’il se décidait à parler, l’éloquence imagée et énergique qu’Homère a donnée à ses héros et que l’on retrouve, avec les grands gestes classiques, chez les gens du peuple en certaines provinces écartées. Son fils Thomas garda toute sa vie l’admiration des métaphores paternelles, et l’on sait si Thomas Carlyle était connaisseur en métaphores. James Carlyle se maria deux fois. Du premier lit il eut un fils ; du second, neuf enfans, dont l’historien était l’aîné.

Mme Carlyle était une excellente femme, chez qui la préoccupation calviniste du péché était tempérée par un fonds de gaieté naturelle. Elle avait de la droiture et du sens, mais il est à noter qu’aux environs de la cinquantaine, elle devint folle et qu’il fallut l’enfermer. L’accès fut assez court et resta unique ; il n’en est pas moins un symptôme dont il est impossible de ne pas tenir compte et qui, en définitive, a laissé chez celui des enfans qui nous est connu une trace et comme une traînée de bizarrerie.

Thomas naquit en 1797, à Ecclefechan, gros bourg du sud-ouest de l’Ecosse, dans une maison que son père s’était bâtie de ses mains