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pour envoyer ses fils au collège. On trouve dans les Mémoires de Marmontel tous les mêmes détails de pots de beurre emballés avec les cahiers et de culottes percées renvoyées à la ménagère par le voiturier. Les dépenses étaient aussi légères, les résultats non moins heureux. La seule différence venait du climat, et il faut avouer qu’elle était considérable ; le soleil de France mettait bien des douceurs à la place de l’insipide gruau d’avoine des étudians écossais.

Thomas Carlyle était parti pour Edimbourg avant d’avoir quatorze ans. Il fit des humanités médiocres ; il a toujours soutenu que la littérature était la chose du monde pour laquelle il avait le moins de dispositions. Ses progrès les plus marqués furent en mathématiques, et il abandonna les sciences. La théologie, à laquelle il était destiné par ses parens, lui répugnait ; il douta de bonne heure. Le droit ne l’attira qu’un instant. Les programmes réguliers, quels qu’ils fussent, le gênaient. Il avait besoin de suivre sa pente, quitte à s’attirer, ainsi qu’il lui arriva plus d’une fois, le mépris de son professeur. Ce fut à Edimbourg qu’il découvrit l’Allemagne, peu connue alors et peu goûtée en Angleterre.

En dépit d’échecs apparens, les années d’université furent fécondes pour son développement intellectuel. Il lui manqua de s’humaniser et de faire sa paix avec le monde et avec lui-même. Ni son ami Edward Irving, le prédicateur qui soulevait les foules, ni Virgile n’y purent rien. « Je vivais solitaire, raconte Carlyle, mangeant mon propre cœur, en proie à des combats et à des souffrances sans nom, dont je garde une impression d’horreur. » Il ne voyait clair ni en lui-même ni dans son avenir, se fatiguait en tâtonnemens et vivait dans un cauchemar que sa puissante imagination peuplait de visions extravagantes. Les tracas prenaient à ses yeux des proportions de catastrophes. Pour une indisposition, il se croyait martyr (il disait même saint) et aurait accepté de bonne foi l’auréole. Une immense amertume achevait d’envahir son âme. Edward Irving le tira de la détresse matérielle en lui procurant un gagne-pain : la détresse morale était de naissance et restera incurable.

D’extérieur, il était solidement bâti, bien que malade imaginaire dès la première jeunesse. Le front était bas, les cheveux eu broussailles, l’œil enfoncé et dur, le dessin de la bouche arrêté, le menton un peu en avant, rien de l’homme du monde dans la tournure, l’ensemble point banal du tout, mais point attirant. C’est sur cette physionomie hérissée que Jane Welsh, avec l’intuition de son sexe, distingua le sceau du génie. Elle vit tout de suite, avant que personne s’en fût douté, que cet ours mal léché et qui mordait serait un grand homme, et elle décida tout de suite aussi qu’elle aurait une influence sur sa destinée.