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molle que de l’eau. Il n’est plus question pour moi de courir Londres comme avec des bottes de sept lieues. Aujourd’hui j’ai fait avec peine un mille à pied, et j’ai considéré cela comme un exploit. Mais si les forces m’ont abandonnée, l’agitation s’en est allée avec elles. À présent, je suis capable de rester très patiemment assise, et même couchée, à ne rien faire. Ma tête continue à travailler, mais même cela a pris un caractère de vague rêverie et n’excite plus chez moi d’émotions qui vaillent la peine d’en parler. J’en suis venue au point de penser que le vrai grand bonheur, c’est de dormir… Ah ! pauvre moi !

« 26 mars. — … Aie pitié de moi, ô mon Dieu ! car je suis faible. Ô Dieu, guéris-moi, car mes os sont tourmentés. Mon âme aussi est terriblement tourmentée : mais toi, ô Dieu, quand viendras-tu ? Reviens, ô Seigneur, délivrer mon âme : sauve-moi pour l’amour de ta miséricorde ! »

Le drame se dénoua brusquement, en 1867, par la mort de lady A… « Depuis dix ans, écrivait Carlyle, l’honneur de la considération qu’elle n’avait cessé de me témoigner avait fait partie de mes biens les plus précieux et dont j’étais le plus fier… — Perdue maintenant ! partie, — partie pour toujours ! » Une détente se produisit aussitôt dans les relations des deux époux. Les lettres de Mme Carlyle reprirent leur ton enjoué, et, en apparence, tout rentra dans l’ordre. Sur ce qui se passa dans le fond de ces deux cœurs nous avons des indices : « Je n’oublie jamais un bon procédé, disait Mme Carlyle, ni, hélas ! un mauvais non plus. » Quant à Carlyle, il était incapable de ces retours, qui, avec de certains hommes, feraient presque souhaiter une querelle pour l’amour de la réconciliation. Une amie intime de Mme Carlyle, interrogée par M. Froude, dépeignait en ces termes l’attitude de Carlyle dans son intérieur : « Ni tendresse, ni caresses, ni paroles affectueuses : rien pour le cœur. Un glacier sur une montagne aurait été une société aussi humaine. » Justement en ces années, il avait aussi, — car il faut être juste, — son épreuve, et elle était lourde. La difficulté de travail dont nous avons parlé, et qui avait un peu diminué vers le milieu de sa carrière d’écrivain, redoubla à partir de son Frédéric II, qu’il mit douze ans à écrire avec des efforts extraordinaires. On ne peut lire sans pitié les Notes qui se rapportent à cette période. Il a beau se raidir et s’acharner, son cerveau lui refuse le travail. Il se débat dans des ténèbres intellectuelles où il a la sensation que son cerveau est devenu de la boue noire. Tantôt paralysé par le découragement et le désespoir, tantôt pris d’accès de rage et d’humiliation, il est plusieurs fois au moment d’abandonner son entreprise de peur de devenir malade ou fou. En 1860, la tension des nerfs amène l’insomnie :